Un nouveau groupe parlementaire. Complément d’enquête 

Par Benjamin Fargeaud

<b> Un nouveau groupe parlementaire. Complément d’enquête </b> </br> </br> Par Benjamin Fargeaud

Les motifs de la création de nouveaux groupes parlementaires à l’Assemblée nationale sont souvent recherchés dans une évolution de l’équilibre des forces politiques au sein de cette même Assemblée. Il est toutefois possible de se demander s’il n’y a pas, également, des causes institutionnelles à cette évolution. À bien des égards, les dernières réformes du règlement de l’Assemblée nationale apparaissent en effet de nature à encourager une telle évolution, qui n’est pas sans risque pour l’institution.

 

The reasons for the creation of new parliamentary groups at the National assembly are frequently thought to be related to changes into this assembly’s balance of political forces. Institutional causes can also play a role, as this chronicle argues. For instance, latest reforms of the National assembly’s Rules seem to encourage such change, which is not without risks for the institution.

 

Par Benjamin Fargeaud, Docteur en droit à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

 

 

Au sujet de la multiplication des groupes parlementaires à l’Assemblée nationale sous la XVe législature, beaucoup a déjà été écrit. Les effets potentiellement délétères de cet accroissement du nombre de groupes sur l’organisation du travail parlementaire ont ainsi été soulignés[1]. Quant aux causes de ce phénomène, elles sont généralement recherchées sur un plan politique. L’hétérogénéité des parlementaires composant le groupe La République en Marche, tout comme la faiblesse actuelle des partis politiques qui entraîne un relâchement du lien entre parti établi et groupe parlementaire, sont ainsi évoquées comme causes de l’évolution en cours. La recomposition du paysage politique redistribuerait ainsi les cartes dans l’enceinte parlementaire et modifierait le fonctionnement des institutions.

 

L’explication met à l’honneur une manière classique d’appréhender les mutations constitutionnelles à travers l’opposition entre les « forces » et les « formes » en matière d’institutions politiques[2]. Il est souvent soutenu que l’évolution des forces politiques produit l’évolution de la forme des institutions. Plus rarement, il est également soutenu que les institutions elles-mêmes peuvent contribuer, par leurs règles et leur agencement, à l’évolution des forces politiques[3]. L’accroissement du nombre de groupes parlementaires à l’Assemblée nationale est une nouvelle occasion de souligner la réversibilité de la relation entre les deux éléments.

 

On essaiera ici de soutenir que l’augmentation rapide du nombre de groupes parlementaires n’est pas réductible à l’évolution du contexte politique et traduit également l’effet de plusieurs réformes, plus ou moins récentes, qui ont fait du groupe parlementaire l’acteur incontournable du fonctionnement du Palais Bourbon et de l’organisation des débats parlementaires. Autrement dit, les récentes réformes du règlement, qui prétendaient accroitre « l’efficacité » du travail parlementaire, ont contribué à provoquer un phénomène qui, comme il a déjà été démontré ailleurs, risque de mettre en difficulté le fonctionnement de l’institution parlementaire. Cet exemple illustre ainsi particulièrement bien la manière dont le « réformisme » en matière institutionnelle peut, malgré toutes ses bonnes intentions, échouer par négligence de certains phénomènes qui caractérisent une assemblée parlementaire.

 

 

Données du problème

En matière de fonctionnement d’une assemblée parlementaire – en l’occurrence l’Assemblée nationale – les données du problème sont plus simples à exposer qu’à faire durablement évoluer.

 

Rappelons que l’un des soucis majeurs des députés est de pouvoir s’exprimer. Comme l’écrivait Guy Carcassonne, le silence pour un parlementaire est « toujours une ascèse, parfois un martyre »[4]. Cette expression ne peut se faire uniquement par la voie collective du groupe auquel il appartient. Le député n’a pas forcément une position toujours identique à celle de son groupe sur tous les sujets. Par ailleurs, il doit bien apporter, à destination de ses électeurs, la preuve de son activité personnelle. Or, le propre du Parlement est d’être un « pouvoir délibérant »[5]. Une des rares prérogatives – ou, tout du moins, la plus visible – du parlementaire, c’est la participation à cette délibération. L’objectif du député est donc d’y prendre part, quitte à ce que les débats en soient rallongés d’autant.

 

À l’opposé, le souci du Gouvernement et des instances dirigeantes du groupe majoritaire est que les lois soient adoptées rapidement afin que le temps entre l’annonce des projets gouvernementaux et leur mise en œuvre soit le plus court possible. Selon eux, la réalisation d’un programme législatif chargé doit se faire dans un temps limité. Il faut donc que le travail parlementaire soit « efficace »[6]. Pour cela, il faut que les députés soient limités dans leur capacité d’intervenir, que ce soit de gré – en ce qui concerne les députés de la majorité – ou de force – en ce qui concerne les députés de l’opposition.

 

De la tension entre ces deux aspirations contraires sont nées la plupart des réformes récentes en matière de droit parlementaire. La majorité du moment est à la recherche, par telle ou telle réforme technique, de la rationalisation de tel ou tel aspect de la vie parlementaire. Cette quête n’est toutefois pas sans risque, car les députés ne manquent pas d’employer les mécanismes restant à leur disposition pour contourner les règles nouvelles. Toute réforme en la matière prend donc le risque d’alimenter un cercle vicieux où les réformes d’hier faites au nom de la rationalisation des débats provoquent les désordres de demain. Ces échecs successifs ne sont pas étonnants : le droit parlementaire, parce qu’il est le terrain d’oppositions politiques aiguës, repose sur un certain nombre d’usages et de consensus. Lorsque ces derniers n’existent plus, la réforme du règlement ne peut que difficilement en tenir lieu. La question de l’obstruction parlementaire avait déjà mis en lumière le fait que les réformes du règlement ne pouvaient suffire à mettre fin à l’obstruction. La tentative de simplifier la procédure parlementaire en faisant des groupes parlementaire les seuls acteurs de cette dernière – au risque de provoquer leur multiplication –  donne une nouvelle illustration du même phénomène.

 

 

Réforme du règlement et multiplication du nombre de groupes parlementaires

Il est acquis de longue date que l’organisation de l’Assemblée passe par les groupes parlementaires, c’est-à-dire par le regroupement en son sein des députés par affinités politiques – les groupes étant le relais des partis au Parlement. Leur importance a été renouvelée par la révision constitutionnelle de 2008, qui a encore accru le rôle des groupes par la procédure dite du « temps législatif programmé » (où le temps de parole est défini par groupe) ou par l’inscription à l’article 51-1 de la Constitution la possibilité d’accorder des droits spécifiques aux groupes d’opposition ou minoritaire.

 

Plus récemment, l’évolution de la règlementation relative aux groupes parlementaires à l’Assemblée s’est toutefois caractérisée par une imprudence doublée d’un excès. L’imprudence tient à la baisse continue du nombre de députés nécessaires pour former un groupe. L’histoire est connue : de trente députés en 1958, le seuil est progressivement passé à quinze élus pour une succession de motifs liés à la conjoncture politique. L’appréciation du nombre de députés nécessaires à la constitution d’un groupe est évidemment un élément subjectif intimement lié à une situation politique donnée. La baisse du seuil à un chiffre aussi bas ne pouvait néanmoins qu’ouvrir la voie à la multiplication des groupes.

 

Que la voie soit ouverte ne suffisait toutefois pas à provoquer une telle évolution. Encore fallait-il que cette dernière soit encouragée par certains excès des réformes récentes du règlement. C’est ici qu’intervient la réforme du règlement adoptée au printemps 2019[7]. Cette réforme a en effet porté à son paroxysme l’évolution faisant du groupe parlementaire l’interlocuteur principal dans la procédure législative de droit commun (qualifiée ici ainsi par opposition à la procédure du « temps législatif programmée », cf. article 49 RAN). Afin de « rationaliser » – dans le langage de la réforme, il est question de « densifier »[8], alors que « raccourcir » serait le terme plus adéquat – les débats parlementaires, cette réforme a réduit la discussion générale, qui ouvre la discussion en séance publique d’un texte législatif, à son strict minimum. Depuis l’adoption de cette réforme, seul un orateur par groupe prend la parole à cette occasion. Par ailleurs, tous les groupes, quels que soient leur importance numérique, bénéficient d’un temps de parole identique qui est de cinq minutes. Cette situation tranche avec l’état antérieur du droit : chaque groupe pouvait alors diviser son temps de parole entre plusieurs orateurs et le temps global de parole était fonction du poids numérique du groupe. Le compromis ainsi proposé par les initiateurs de la réforme était transparent : la discussion générale était réduite à peau de chagrin, mais le groupe majoritaire pouvait toujours arguer du fait qu’il sacrifiait – sacrifice sans doute plus pénible pour le député de base que pour les instances dirigeantes de l’Assemblée – avant tout son propre temps de parole pour instaurer l’égalité de temps de parole entre les groupes. Un dispositif comparable était d’ailleurs adopté pour les discussions portant sur les différents articles qui composent un projet ou une proposition de loi : à nouveau, il était prévu que désormais seul un orateur par groupe pouvait s’exprimer à cette occasion (art. 95 RAN). Finie donc la possibilité, pour les orateurs désireux de s’exprimer en dehors de la défense d’un amendement en particulier, de prendre la parole librement sur un article. Enfin, il faut également garder en tête la pratique qui conduit les présidents de séance à faire intervenir – quoi qu’en dise le règlement qui ne prévoit rien de tel – un orateur par groupe lorsqu’un détail du débat législatif provoque une vive discussion. Ainsi, non seulement il faut appartenir à un groupe pour avoir voix au chapitre dans les débats législatifs, mais en plus chaque groupe ne parle plus que d’une seule voix. Voilà qui limite grandement les occasions pour le parlementaire « du rang » d’intervenir dans l’hémicycle.

 

À l’issue de la dernière réforme du règlement, le groupe parlementaire apparaît comme l’acteur unique du débat parlementaire. Il ne s’exprime plus que par une seule voix, ce qui limite d’autant la pluralité des expressions au sein du groupe. Enfin, il bénéficie d’un temps de parole qui, en ce qui concerne la procédure législative de droit commun, est décorrélé du nombre de députés qu’il représente.

 

Si l’on se réfère aux données de base du problème précédemment présentées, certains effets d’une telle réforme n’étaient pas impossibles à anticiper. Un député peu à l’aise dans son groupe d’origine et qui peine à faire entendre sa voix dissonante a ainsi tout intérêt à rejoindre un nouveau groupe parlementaire en formation. Un député ne joue ainsi pas le même rôle, ni ne dispose du même temps de parole en commission ou dans l’hémicycle, selon qu’il est membre d’un groupe de quinze députés ou d’un groupe pléthorique de plusieurs centaines d’élus. Cela n’en fera pas forcément un député plus « influent », mais cela en fera sans doute un député plus « visible ». Par ailleurs, le poste de président de groupe donne lieu à un certain nombre de prérogatives enviées qui sont autant d’encouragements à la multiplication des groupes. Le bilan coûts-avantages en matière de temps de parole et de responsabilités potentielles à obtenir est ainsi vite réalisé et il va clairement, pour un député peu à l’aise au sein de son groupe d’origine, davantage dans le sens de l’Exit que de la Loyalty.

 

En poussant le raisonnement à l’absurde, les groupes existants, notamment d’opposition, pourraient trouver intérêt à se subdiviser en différents groupes pour accroitre mécaniquement un temps de parole que la dernière réforme du règlement entendait restreindre. Lors de l’examen de cette dernière, certains députés de l’opposition avaient d’ailleurs agité cette menace et prédit une croissance rapide du nombre de groupes parlementaires[9]. De leur part, il ne s’agissait vraisemblablement que de menaces en l’air. Les députés de l’opposition ne manquent généralement d’ores et déjà pas d’occasions de s’exprimer et n’ont, pas plus que les députés de la majorité, la passion des débats qui s’éternisent (sauf cas d’obstruction délibérée). A contrario, la tentation était sans doute plus grande pour certains députés marginalisés au sein du groupe majoritaire ou des groupes minoritaires existants et qui désiraient faire davantage entendre leur voix. La prédiction s’est ainsi en partie réalisée : depuis la réforme, ce sont deux nouveaux groupes parlementaires qui ont vu le jour[10].

 

Ainsi, tout pousse – et pas grand-chose ne freine, hormis l’autodiscipline des élus – à la constitution de nouveaux groupes parlementaires. Cet état du droit parlementaire est la conséquence des réformes récentes du règlement, à commencer par la dernière d’entre elle. Cette réforme n’est sans doute pas la seule explication à la multiplication récente du nombre de groupes. Elle a toutefois, a minima, créé un cadre règlementaire particulièrement favorable à cet accroissement. L’encadrement normatif joue, tout comme l’évolution des rapports de force politiques, sur la conduite des acteurs. Une réforme peut ainsi induire des effets pervers allant à l’encontre des intentions de ses auteurs (car le moins que l’on puisse dire est que l’existence de dix groupes parlementaires ne favorisent guère « l’efficacité » et la « densité » des débats parlementaires), offrant ainsi un exemple des limites du réformisme en matière parlementaire. Il faut donc désormais s’attendre à voir surgir une nouvelle réforme du règlement destinée à pallier les effets pervers des dernières réformes en date, qui ne manquera pas de venir alimenter le cercle vicieux tendant à corseter toujours davantage les débats parlementaires.

 

 

 

[1] Jean-Félix de Bujadoux, Alexis Fourmont et Benjamin Morel, « Un dixième groupe parlementaire : risque d’embolie pour la démocratie parlementaire ? », Jus politicum blog, 5 juin 2020, http://blog.juspoliticum.com/2020/06/05/un-dixieme-groupe-a-lassemblee-risque-dembolie-pour-la-democratie-parlementaire-par-jean-felix-de-bujadoux-alexis-fourmont-et-benjamin-morel/

[2] L’expression est directement empruntée aux entretiens avec Pierre Avril menés par la revue Jus politicum et publiés dans le numéro 1 de cette même revue : http://juspoliticum.com/article/Entretien-avec-Pierre-Avril-18.html

[3] Cette approche peut être qualifiée d’approche institutionnelle. Pour un exemple de cette approche en matière d’étude des partis politiques, cf. Pierre Avril, Essai sur les partis politiques, Paris, LGDJ, 1986.

[4] Guy Carcassonne, « Le bonheur de l’opposition », Pouvoirs, n°108, 2004, p. 145.

[5] Maurice Hauriou, Précis de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 2e édition, 1929, p. 469.

[6] Le terme apparaît ainsi dans l’intitulé de la première version du projet de loi constitutionnelle déposé par le Gouvernement d’Édouard Philippe en mai 2018 (« Projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace »).

[7] Cf. Assemblée nationale, XVe législature, 4 juin 2019, texte adopté n° 281, résolution modifiant le règlement de l’Assemblée nationale : http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15t0281_texte-adopte-seance#

[8] Cf. Proposition de résolution tendant à modifier le règlement de l’Assemblée nationale, n° 1882, XVe législature, enregistrée le 29 avril 2019, p. 8.

[9] Cf. Compte-rendu de la commission des lois, mercredi 15 mai 2019, séance de 16h30, compte-rendu n°76, tout particulièrement les interventions des députés David Habib (« J’y  insiste,  sachant  que,  si  tous  les  députés  de  l’opposition  décidaient  de  se  fédérer  par groupe de quinze, nous obtiendrons entre seize et dix-sept groupes, ce qui laisse entrevoir ce que serait notre capacité de nuisance », p. 15) et Raphaël Schellenberger (« En mettant les groupes parlementaires au centre du jeu, sans avoir précisément défini à quoi ils correspondaient, vous déstabilisez notre fonctionnement. Voulez-vous en effet voir notre assemblée se transformer en un archipel de petits groupes nés de la volonté de chacun d’entre nous de retrouver un espace d’expression le plus adapté à sa sensibilité politique ? Ou préférez-vous des groupes plus larges, structurés autour de compromis, mais dans lesquels il est nécessaire que chaque membre puisse exprimer les nuances de sa position, y compris dans une discussion générale ? », p. 16-17).

[10] En l’occurrence les groupes Écologie démocratie citoyenneté et Agir ensemble.

 

 

 

Crédit photo: Saverio Domanico, Flickr, CC by SA 2.0