La pandémie :« heure de l’exécutif » ? Regard sur le droit d’exception de la République fédérale d’Allemagne

Par Tristan Barczak

<b> La pandémie :« heure de l’exécutif » ? Regard sur le droit d’exception de la République fédérale d’Allemagne</b> </br> </br> Par Tristan Barczak

La pandémie de Covid-19 a emporté une concentration des pouvoirs au profit de l’exécutif. L’insuffisance des bases juridiques existantes a conduit à adopter de nouvelles habilitations au profit du ministère fédéral de la Santé et surtout de la compétence des Gouvernements des Länder. Ceux-ci ont dès lors pu agir par voie réglementaire. Outre la différence de régimes qui en découlent – caractéristique du fédéralisme allemand –, la participation insuffisante des parlements a suscité d’importantes critiques, notamment au regard des principes de l’État de droit démocratique.

 

The Covid-19 pandemic increased the powers of the executive branch, whose actions could not be based on existing legal bases. Central elements of the crisis management were then new authorizations of the Federal Ministry of Health and especially the state governments’ competence to take protective measures by executive orders. Apart from the resulting different regulations, it was particularly the insufficient involvement of parliaments that provoked criticism considering the rule of law and the principle of democracy.

 

Par Tristan Barczak, Professeur et Docteur à l’Université de Münster, LL.M., Passau [1]

 

 

I. Introduction

Les crises sont considérées comme étant « l’heure de l’exécutif »[2], en Allemagne et ailleurs, Covid ou non. Cette expression indique qu’une gestion effective des crises ne peut être garantie que par une montée en puissance de l’exécutif ; en mesure d’agir rapidement et avec pragmatisme. À l’inverse, les décisions et délibérations parlementaires peuvent apparaître trop compliquées, trop lentes et faisant ainsi obstacle à une gestion efficiente de la crise.

 

« L’heure de l’exécutif » a inévitablement à nouveau sonné au printemps 2020. Et elle perdure encore aujourd’hui.[3] Des ordonnances des ministères de la santé de l’État fédéral et des Länder ont remplacé certaines lois parlementaires. Le discours démocratique et l’opposition parlementaire ont été relégués à la faveur d’une rhétorique d’unanimité et de cohérence, typique des situations de crises. Les hommes politiques ont cherché à rivaliser dans leurs qualités d’experts de gestion de crise. Reste que l’incertitude a aussi provoqué des réactions « nerveuses », avec le risque que l’État de droit de la Loi fondamentale se transforme en « État nerveux » : la rhétorique de l’État d’exception pourrait-elle se banaliser[4] ?

 

 

II. Fondements et pratique juridiques

Ainsi qu’il a déjà été mentionné dans divers articles de ce blog, les fondements juridiques des mesures destinées à faire face à la crise du coronavirus en Allemagne n’étaient prévus ni dans la Loi fondamentale ni dans les lois ordinaires (1.). La crise en mars 2020 a donc commandé une réaction spécifique (2.).

 

1. Lacunes dans la Constitution

La Loi fondamentale (Constitution allemande de 1949) se présente souvent comme une constitution qui vaut « pour le meilleur et pour le pire ». Elle comprend, depuis l’année 1968, des dispositions particulières pour répondre à certaines situations d’urgence : tel est le cas de « l’état de catastrophe » (art. 35 al. 2 et 3 LF), « l’état d’urgence interne » (art. 91) et « l’état d’urgence externe » (art. 115a-115l : « situation de défense »).[5] Tels sont les dispositifs prévus par la « Constitution d’urgence » allemande (Notstandverfassung). Toutefois, les questions posées par l’« état d’urgence » et par l’« état d’exception », sont loin d’être closes. Les risques et défis existentiels du présent, les menaces du terrorisme international en passant par les crises financières ou les conséquences du changement climatique, jusqu’aux épidémies et pandémies ne peuvent pas être résolus de manière efficace sur le fondement de ces seules bases juridiques.

 

2. Lutte contre la pandémie par des règlements 

C’est ainsi que la crise du coronavirus a révélé les lacunes dans la Loi fondamentale d’une façon épouvantable. La première solution a donc consisté à se tourner vers « l’heure de l’exécutif » : fin mars 2020, le Parlement allemand (Bundestag) a adopté la loi « pour la protection de la population lors d’une situation épidémique d’une importance nationale » (Gesetzes zum Schutz der Bevölkerung bei einer epidemischen Lage von nationaler Tragweite).[6] Par celle-là il a modifié la loi « pour la prévention et pour la lutte contre les maladies infectieuses » (Infektionsschutzgesetz – IfSG) : celle-ci prévoyait certes une adaptation normative aux fins de prévention des épidémies, mais elle ne s’attendait pas à une pandémie d’une telle ampleur. Le § 5 IfSG a en conséquence été modifié. Son premier alinéa dispose que le Bundestag peut constater une « situation d’épidémie d’une portée nationale » (epidemische Lage von nationaler Tragweite). Un tel constat permet ensuite au ministère fédéral de la Santé d’obtenir des pouvoir étendus, afin d’adopter des règlements tendant à la protection de la population (§ 5 al.2 IfSG). Les habilitations y afférentes permettent de nombreuses modifications et exceptions concernant l’ensemble du droit public de la santé (formation des médecins, droit de la sécurité sociale, admission des médicaments y compris les vaccins, etc.). En outre le § 5 al. 2 n° 3 de la loi IfSG ouvre une compétence étendue au profit du Gouvernement, lequel peut s’écarter de toute disposition du IfSG par règlement. Elle permet donc l’adoption des « ordonnances d’urgence ».

 

Au-delà, les Gouvernements des seize Länder sont autorisés dans le § 32 phrase 1 IfSG, à prendre les « mesures de protection nécessaires » (notwendige Schutzmaßnahmen), ici aussi par voie règlementaire (§ 28 al. 1 phrase 1, 2 IfSG). Les Länder ont largement eu recours à cette clause générale, qui demeure, aujourd’hui encore, très étendue et peu précise. Ils ont notamment interdit des rassemblements, imposé des confinements et des ordonnances restrictives, fermé des lieux de culte tels les églises, synagogues et mosquées, ordonné des obligations de quarantaine d’une durée de quatorze jours pour les voyageurs revenant des pays à risque, interdit aux proches la visite des hôpitaux, des maisons de retraite et des résidences médicalisées ou encore défendu l’exploitation des restaurants, des maisons closes, des coiffeurs, des salons de beauté et des salles de sport. Outre l’importante sollicitation des juridictions administratives, plusieurs de ces mesures ont été attaquées devant la Cour constitutionnelle fédérale. Mais celle-ci les a déclarées, pour l’essentiel, conformes à la Loi fondamentale. Les limitations des droits fondamentaux ont été considérées comme proportionnées, compte tenu des risques actuels et du devoir de l’État de protéger la vie et l’intégrité physique de la population (art. 2 al. 2 phrase 1 LF).[7]

 

Précisons ici une spécificité du « fédéralisme administratif » allemand : ce n’est pas seulement pour l’adoption des ordonnances répondant au § 32 IfSG, que le droit allemand dote les Länder d’une compétence de principe (art. 83 LF). Cela vaut pour l’ensemble de l’exécution de la loi pour la prévention et pour la lutte contre les maladies infectieuses, soit pour l’application des ordonnances du ministère fédéral de la Santé selon le § 5 al. 2 IfSG. En pratique, cela a conduit à d’importantes différences en fonction des mesures adoptées par chaque Land. Certaines ont été/sont particulièrement rigoureuses (en Bavière par exemple), d’autres ont longtemps été moins restrictives (Mecklembourg-Poméranie-Occidentale et Thuringe par exemple). C’est ainsi que, d’un côté, le fédéralisme allemand a pu être considéré comme un avantage, permettant des réactions nuancées et adaptées (le nombre d’infections dans les Länder les plus peuplés tels la Bavière et la Rhénanie-du-Nord-Westphalie atteignaient constamment un niveau élevé, alors qu’il était relativement faible dans les Länder moins peuplés et plus ruraux. Pour autant, de l’autre côté, la « mosaïque fédérale » a connu des critiques grandissantes : comment expliquer à la population que seize régimes différents s’appliquent au sein d’un même pays ?

 

La coordination entre Bund et Länder est un point central de la gestion de la crise : les chefs de Gouvernements respectifs se retrouvent régulièrement (par téléphone/vidéo) pour ladite « conférence des ministre-présidents ». Celle-là n’est pas à confondre avec le Conseil fédéral (Bundesrat). Il ne s’agit pas d’un organe constitutionnel, mais d’un comité informel, non public et sans fondement juridique. Dans ce sens « l’heure de l’exécutif » est également l’heure des mesures administratives à huis-clos et des cellules de crise non prévues constitutionnellement. Plus encore, avec « l’informalisation » des structures et des processus juridiques, « l’heure de l’exécutif » emporte une « dénormativisation », une « déjudiciarisation » ainsi que la déparlamentarisation.[8]

 

Que peuvent en effet les parlements ? La question se pose dans tous les États démocratiques. En Allemagne, jusqu’à présent, le Bundestag et les seize Parlements des Länder jouent tout au plus un rôle secondaire dans la gestion de la crise du coronavirus. Avec la concentration et la décentralisation du pouvoir étatique que la crise a provoquées, l’État constitutionnel de la République fédérale d’Allemagne pourtant attaché à la séparation des pouvoirs (séparation horizontale entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire – art. 20 al. 2 LF –comme séparation verticale entre Bund et Länder conformément au fédéralisme allemand – art. 30 LF), est face à un défi multiple.[9]

 

 

III. Appréciation constitutionnelle

La participation insuffisante des parlements dans la gestion de crise fait constamment l’objet de critiques. Particulièrement depuis que le « lockdown light » (confinement) est entré en vigueur en Allemagne début novembre 2020 (fermeture temporaire des hôtels, restaurants, organisations sportives et culturelles), la sécurité juridique des restrictions visant la protection contre le coronavirus est sans cesse mise en doute.[10] L’opposition s’exprime dans les parlements aux niveaux fédéral comme fédéré. Elle exige plus de droits de regard et de contrôle sur les mesures anticrises.[11] Les revendications de « consultation » et de « participation » sont compréhensibles. On peut cependant considérer qu’elles révèlent une compréhension erronée de la séparation des pouvoirs dans une période de crise ; elles donnent en effet une portée insuffisante à la question de la place des parlements.

 

On peut revenir ici aux principes de la Loi fondamentale, sensible au respect du droit et à l’articulation entre constitutionnalité et démocratie parlementaire : le principe de légalité (art. 20 al. 3 LF) et le principe de démocratie (art. 20 al. 2 phrase 1 LF), s’appliquent également à l’ordre constitutionnel dans les Länder allemands en vertu de l’art. 28 al. 1 phrase 1 LF ; ils obligent le législateur, surtout en matière de droits fondamentaux, à prendre lui-même les décisions « essentielles » et à ne pas les laisser à l’administration (Wesentlichkeitstheorie).[12] Sans nier le besoin de dispositifs flexibles de réaction rapide au profit de l’exécutif, la Constitution allemande comporte nombre de précautions (outre la théorie de « l’essentiel » précitée, l’art. 80 al. 1 phrase 2 LF commande ainsi que le Parlement ne renonce pas à sa responsabilité d’organe législatif et que l’exécutif ne réglemente pas de manière illimitée). Comment appliquer ces principes dans une période où les entorses à l’État de droit allemand sont les plus graves depuis 1949 ? La question de la temporalité est ici importante : tout au plus, la Loi fondamentale permet des exceptions pour des périodes temporaires, exceptionnelles et imprévues. Il est donc constitutionnellement garanti que « l’heure de l’exécutif » ne s’étende pas sans limite. Par l’article 80 al. 4 LF, les Parlements des Länder sont en outre habilités à s’arroger le pouvoir de décision sur les « mesures de protection nécessaires », qui jusqu’à présent étaient prises par les Gouvernements des Länder, au moyen de l’adoption d’une loi du Parlement remplaçant des ordonnances du Gouvernement. Cette disposition est donc importante pour fonder l’action et la légitimité des Parlements des Länder. Pour cela, il faut seulement les majorités nécessaires. L’évolution actuellement observée est intéressante à ce titre. Le Land du Bade-Wurtemberg a par exemple pris des mesures pour renforcer le rôle du Parlement dès septembre 2020. Pour cela le « Landtag » a fixé une règle de procédure, selon laquelle un comité parlementaire permanent suit, en amont, les ordonnances du Gouvernement du Land. Si la période de validité d’une ordonnance excède trois mois, elle requiert alors l’accord du Parlement en séance plénière. Si le Parlement ne donne pas son accord, l’ordonnance expire après l’écoulement d’un délai de quatre semaines supplémentaires.[13] Les délibérations en séance plénière ainsi que celles du comité ont principalement lieu publiquement.

 

Quant au Gouvernement fédéral, il a proposé, le 3 novembre 2020, un projet de loi, selon lequel le § 28 IfSG devrait être complété par le législateur fédéral, avec un nouveau § 28a requérant la participation parlementaire à l’adoption des mesures de protection.[14]

 

 

IV. Conclusion

La Loi fondamentale part du principe de checks and balances entre le pouvoir législatif, exécutif et judiciaire, y compris en période de crise. Elle se refuse à toute forme de dénormativisation et de déparlamentarisation. Particulièrement là où les habilitations du Gouvernement fédéral sont élargies pour faire face aux situations d’urgence[15], les règles trop légères se heurtent à un scepticisme de principe tant à l’égard de la Constitution que de la concentration de pouvoirs exécutifs. Il revient donc au Parlement d’être en mesure de s’imposer face à « l’heure de l’exécutif », une fois celle-ci initiée. Cette dernière tâche est naturellement plus difficile que la première et elle constitue ainsi le véritable indicateur pour la vitalité et la résilience d’une démocratie parlementaire dans des périodes critiques.

 

 

 

[1] Texte traduit par Katharina Girbinger (Passau), en collaboration avec Aurore Gaillet (Toulouse).

[2] Pour l’Allemagne: Doehring, Allgemeine Staatslehre, 3e éd., 2004, n°. 518; pour la France Guérin-Bargues, “The French Case or the Hidden Dangers of a Long-Term State of Emergency”, in: Auriel/Beaud/Wellman (dir.), The Rule of Crisis, 2018, p. 213 (217) (“Primacy of the Executive“).

[3] Cf. à ce sujet : Amthor, « Bundestag et Parlementarisme Allemand en temps d’exception », http://blog.juspoliticum.com/2020/09/09/bundestag-et-parlementarisme-allemand-en-temps-dexception-par-philipp-amthor/.

[4] Barczak, Der nervöseStaat, 2020, p. 673 et passim (recension croisée à paraître : A. Gaillet, Jus Politicum, 2021).

[5] À ce sujet Classen/Gaillet, « COVID 19: Perspective allemande », http://blog.juspoliticum.com/2020/04/ 08/covid-19-perspective-allemande-par-claus-dieter-classen-et-aurore-gaillet/.

[6] Bundesgesetzblatt 2020 I, p. 587.

[7] BVerfG, https://www.bundesverfassungsgericht.de/e/qk20200417_1bvq003720.html – Versammlungsverbot; https://www.bundesverfassungsgericht.de/e/qk20200410_1bvq002820.html – Gottesdienstverbot; https://www.bundesverfassungsgericht.de/e/rk20200407_1bvr075520.html – Ausgangsbeschränkungen; https://www.bundesverfassungsgericht.de/e/qk20200501_1bvq004220.html – Kontaktbeschränkungen und Abstandsgebote; https://www.bundesverfassungsgericht.de/e/rk20200428_1bvr089920.html – Betriebsschließungen (Fitnessstudios).

[8] Barczak (note. 3), p. 70.

[9] A ce sujetClassen/Gaillet, COVID 19: Perspective Allemande, http://blog.juspoliticum.com/2020/04/ 08/covid-19-perspective-allemande-par-claus-dieter-classen-et-aurore-gaillet/.

[10] Cf. Christoph Möllers, Der Spiegel, 7.11.2020, p. 51.

[11] Ainsi le vice-président du Parlement fédéral allemand, Wolfgang Kubicki (FDP) : https://www.spiegel.de/politik/deutschland/corona-krise-fuehrende-parlamentarier-fordern-mehr-mitspracherecht-bei-massnahmen-a-997601cf-98b8-4262-832d-8fddf91073a0.

[12] V. BVerfGE 47, 46 (78 et s.), https://www.servat.unibe.ch/dfr/bv047046.html.

[13] V. https://www.landtag-bw.de/home/aktuelles/pressemitteilungen/2020/september/852020.html.

[14] V. https://www.lto.de/recht/nachrichten/n/aenderung-infektionsschutzgesetz-ifsg-ermaechtigungs-grundlage-parlamentsvorbehalt-bundestag-corona/.

[15] Art. 115f al. 1 LF.

 

Crédit photo: Arno Mikkor, EU2017EE, Flickr CC 2.0