La décision du Conseil de surveillance de Facebook relative à l’exclusion de Donald Trump : la solution timide d’une juridiction imaginaire

Par Kamel El Hilali

<b> La décision du Conseil de surveillance de Facebook relative à l’exclusion de Donald Trump : la solution timide d’une juridiction imaginaire</b> </br> </br> Par Kamel El Hilali

Le Conseil de surveillance de Facebook, organe compétent en appel des décisions de modération de l’opérateur, s’est finalement prononcé sur la suspension de Donald Trump de la plateforme en réponse à l’insurrection du 6 janvier. En renvoyant à l’entreprise le soin d’opérer dans un délai de six mois un choix conforme à ses conditions d’utilisation, le conseil refuse d’endosser la responsabilité de Facebook quant au sort de l’ancien président. Cette décision met en lumière les apports de cette instance d’appel façonnée sur le modèle d’une juridiction, mais également ses limites en raison d’une indépendance bien relative.

 

The Facebook Oversight Board, a body competent to review the operator’s content moderation decisions, has finally ruled on the suspension of Donald Trump from the platform in response to the January 6 insurrection. By sending back to the company the task of making a choice within six months in accordance with its terms of use, the board refuses to take responsibility for the fate of the former president. This decision highlights the contributions of this appellate body modeled on a jurisdiction, but also its limitations due to its relative independence.

 

Par Kamel El Hilali, Doctorant à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

 

 

Au terme d’une procédure de quatre mois, le Conseil de surveillance de Facebook a décidé, le 5 mai 2021, de confirmer le principe d’une suspension du compte de Donald Trump prononcée par le réseau social[1]. Cette décision, loin de faire l’unanimité, illustre à la fois les apports et les limites de cette commission administrative, conçue par et pour Facebook, et compétente en appel des décisions de modération de la plateforme. Cette initiative marque une nouvelle étape dans la protection des droits et libertés par des personnes privées dans un contexte de forte pression des législateurs nationaux sur la responsabilité des puissances numériques dans le débat public et la vie démocratique. Acculées, les entreprises innovent en façonnant des mécanismes d’appel sur le modèle juridictionnel. Toutefois, les membres du conseil instauré par Facebook et à l’indépendance relative tranchent une question juridico-politique aux conséquences incertaines sur le traitement applicable aux élus et aux agents gouvernementaux à travers le monde.

 

 

Une suspension adéquate mais disproportionnée

En amont de l’attaque du Capitole survenue le 6 janvier 2021, Donald Trump publie sur son compte Facebook des messages appelant ses partisans à se rendre à Washington D.C. pour manifester contre la fraude électorale dont il se dit victime. Au cours de l’assaut, il incite les manifestants – de « grands patriotes », à rentrer chez eux tout en leur rappelant au passage que l’élection a été volée et qu’ils doivent « se souvenir de ce jour toute leur vie ». Rapidement, Facebook supprime les publications puis bloque l’accès aux comptes de Donald Trump durant 24 heures. Le 7 janvier, l’opérateur décide de suspendre indéfiniment les comptes du président sur ses plateformes au motif d’une « incitation à l’insurrection violente contre un gouvernement démocratiquement élu ». Au lendemain de l’investiture de Joe Biden à la présidence, l’entreprise saisit son conseil de surveillance[2] afin de déterminer si la décision était appropriée et réclame en outre des recommandations au sujet de la suspension des comptes d’élus et d’agents gouvernementaux.

 

Quatre mois après les faits, le Conseil de surveillance, dans une décision longuement motivée, estime que la suspension est une mesure adéquate en raison de la violation des règles de Facebook relatives au soutien à la violence. Les propos de M. Trump, dont l’audience cumulée avoisine les 70 millions de personnes, ont créé un « environnement propice » à l’insurrection. Concrètement, le républicain a « utilisé l’autorité (…) de sa présidence au soutien des assaillants alors qu’il « savait ou aurait dû savoir que ses communications risquaient de légitimer ou d’encourager à la violence ». Le conseil rejette ainsi les arguments de M. Trump qui invoquait, d’une part, « l’absence totale de tout lien sérieux entre [son] discours (…) et l’incursion au Capitole », d’autre part contestait l’interprétation de ses propos dont une analyse contextuelle suffisait à écarter la qualification d’appel à la violence, et enfin condamnait le caractère disproportionné de la sanction infligée.

 

Ce dernier point a convaincu le conseil dont les membres – principalement des juristes, estiment que la suspension pour une durée indéterminée est à la fois disproportionnée et contraire aux règlements du réseau social, faute d’y être mentionnée. En outre, Facebook n’a ni suffisamment motivé sa décision ni indiqué à M. Trump s’il pouvait, à terme, récupérer l’accès à ses comptes. Pour parvenir à cette solution, le Conseil applique les principes de légalité, nécessité et proportionnalité aux sanctions prononcées par l’opérateur. Comme lors de ses décisions antérieures, le Conseil s’appuie sur le droit international des droits de l’Homme, en particulier le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme. Ces textes ne lient pas Facebook mais l’opérateur s’est engagé à les respecter, ce que le conseil ne manque pas de lui rappeler.

 

Au terme de leur raisonnement, les membres du Conseil enjoignent Facebook à réévaluer la sanction infligée à Donald Trump dans un délai de six mois au regard du risque de dommage et à clarifier, dans le même temps, sa politique en matière de sanctions. Cette modulation des effets de la décision dans le temps offre à l’entreprise un délai raisonnable pour effectuer un choix politique qu’elle pensait déléguer à son conseil de surveillance.

 

Ce dernier, à juste titre, refuse d’endosser la responsabilité de Facebook dans une affaire dont la résonance politique est globale car, outre la situation de Donald Trump, cette décision interroge le traitement applicable aux élus et aux agents gouvernementaux à travers le monde. Or, il n’appartient pas aux membres d’un conseil dont la légitimité est précaire de trancher cette question. Le conseil s’attache néanmoins à guider l’opérateur. Il précise ainsi, qu’en matière de prévention des dommages, il n’y a pas lieu de distinguer les utilisateurs en fonction de leurs statuts. Mieux, la suspension voire la suppression du compte d’un élu, quel que soit son rang, est recommandée en cas de violations répétées des conditions d’utilisation de la plateforme. De plus, « lorsqu’une action urgente est requise », le Conseil estime que la mise en balance de l’intérêt du public et de la violation des conditions d’utilisation ne doit pas avoir lieu. A cet égard, la décision nous apprend que Donald Trump a bénéficié d’un blanc-seing total de la part de Facebook. A plusieurs reprises et en dépit de la violation flagrante des conditions d’utilisation de la plateforme, les publications de l’ancien président ont été validées par des responsables de l’entreprise.

 

Cette décision, aux allures juridictionnelles, ne suffit pas à faire du Conseil de surveillance créé par Facebook une juridiction, bien qu’il se comporte comme tel confronté à une affaire dont la dimension politique le dépasse.

 

 

Préserver une légitimité fragile dans un contexte de défiance

La création du Conseil de surveillance est perçue comme une opération de communication de Facebook afin d’éviter toute réforme de la section 230 du Communications Decency Act (1996), la loi lui offrant toute latitude pour modérer les contenus sur sa plateforme. Signe de la défiance envers l’opérateur, plusieurs universitaires, parmi lesquels Safiya Noble, Laurence Tribe et Shoshana Zuboff, ont créé le « Véritable Conseil de surveillance de Facebook » (The Real Facebook Oversight Board). Ces derniers dénoncent le manque de légitimité d’un organe non élu, irresponsable politiquement, et entendent réorienter le débat autour de la protection des processus démocratiques piétinés selon eux par Facebook qu’ils accusent de lutter insuffisamment contre la désinformation, les messages de haine et les campagnes de manipulation.

 

Lucide quant aux critiques, le Conseil satisfait les parties prenantes et les sceptiques au gré d’un calcul aussi bien tactique que politique. Premièrement, Facebook a pu attirer l’attention de la presse, de l’opinion publique et de la doctrine en s’affichant comme une entreprise capable d’instaurer un mécanisme d’autorégulation effectif et a priori indépendant. Au fond, le réseau social a réussi son pari : transférer sa responsabilité à un organe pseudo-indépendant pour les cas difficiles, ceux qui affectent le plus sa réputation et ses revenus publicitaires. Deuxièmement, aux yeux de l’opinion, la solution retenue parait adéquate – voire clémente, au regard du comportement inacceptable de Donald Trump ayant conduit à la mort de cinq personnes au Capitole. Troisièmement, en maintenant l’exclusion temporaire de l’ancien président républicain de Facebook, le Conseil de surveillance lui-même sort vainqueur de cette situation épineuse. Il a évité de tomber dans le piège d’une solution binaire (maintenir le compte ou le supprimer) alors même que les règles gouvernant sa création et sa compétence le laissaient présager. Conscients de leur légitimité précaire, les membres adoptent une décision sans concession et infligent un camouflet à Facebook en rappelant que la saisine du conseil ne saurait détourner l’opérateur de ses propres responsabilités.

 

Enfin, paradoxalement, Donald Trump lui-même profite de cette décision. Le républicain peut alimenter la critique d’un biais des puissances numériques contre sa personne, galvaniser les républicains, se poser en garant de la liberté d’expression, et laisser entendre que l’élection était truquée.

 

Malgré cette conciliation acrobatique, la décision du 5 mai 2021 ne parvient pas à dissimuler les failles du Conseil de surveillance.

 

 

Le Conseil de surveillance de Facebook : l’indépendance relative d’une juridiction imaginaire

Cette décision nous offre l’occasion de corriger une analyse relayée par la presse et la doctrine et alimentée en partie par Facebook. Le Conseil de surveillance n’est pas, malgré la qualité de ses membres, une cour suprême. Cette distorsion est liée aux abus provoqués par le raisonnement analogique. Noah Feldman, professeur de droit à Harvard, a certes eu l’idée ingénieuse de doter Facebook d’une « Cour suprême ». Toutefois, le résultat de ce mimétisme juridictionnel n’atteint pas la prétention de départ. Un juriste français qui chercherait à rapprocher le conseil de surveillance d’une juridiction – car on peut difficilement reprocher à N. Feldman de ne pas avoir pensé à cette analogie – l’assimilerait d’ailleurs plutôt à une sorte de Conseil d’Etat privé au bénéfice des « nouveaux gouverneurs » de l’internet. L’instance créée par Facebook, à défaut de tout pouvoir d’injonction, dispose de fonctions décisionnelles et consultatives destinées à assurer le respect de la règle de droit. En effet, le conseil contrôle la légalité des décisions de modération conformément aux règlements de Facebook et au droit international (PIDCP et principes de Ruggie). Le recours au droit externe est motivé par l’absence de législation fédérale sur la protection des données et par la volonté de refléter la diversité culturelle des près de trois milliards d’utilisateurs de la plateforme. En outre, lorsqu’il est saisi en ce sens, le Conseil émet des recommandations non contraignantes mais intéressantes sur le fond. Ainsi, comme l’y a invité le Knight First Amendment Institute de Columbia[3], le Conseil a exhorté Facebook à évaluer la contribution de son algorithme au « récit relatif à la fraude électorale et aux tensions menant aux violences du 6 janvier ». Toutefois, l’opérateur a refusé de donner suite à cette suggestion. De plus, Facebook a refusé de répondre à sept questions du Conseil relatives notamment à la façon dont les fonctionnalités de la plateforme ont « affecté la visibilité des contenus de Donald Trump ». Pour justifier son refus de collaborer, l’entreprise a invoqué l’impossibilité technique, le privilège avocat-client ou la protection des données, et a même remis en question la nécessité de ces informations au regard de la compétence du Conseil. Ce dernier ne peut donc enquêter sur l’amplification algorithmique, faute d’une réelle indépendance.

 

Ainsi, Facebook s’est offert un Conseil d’Etat particulier en lui octroyant un budget de 130 millions de dollars sur six ans sous la forme d’un don irrévocable. A ce prix, l’opérateur se permet quelques libertés avec l’indépendance. En effet, Facebook peut unilatéralement modifier les statuts détaillant la compétence du conseil. En outre, la firme de Menlo Park nomme les membres du conseil, aussi bien les « juges » que son directeur – équivalent du secrétaire général chargé en particulier de la révocation des membres – et l’équipe administrative. Cette logique n’épargne pas le trust pourtant censé assurer l’indépendance du conseil. Par conséquent, le Conseil de surveillance complète, par ses décisions, la modération des contenus de Facebook mais ne la supervise pas.

 

La création d’une autorité compétente en appel des décisions de modération est une bonne initiative. Elle participe d’un droit au recours numérique (technological due process) ayant longtemps fait défaut et qui, désormais, se déroule en dehors des urnes et des tribunaux. Néanmoins, cette innovation ne doit pas masquer les défaillances et les enjeux qu’elle soulève. En particulier, la suspension du compte de Donald Trump, l’un des meilleurs clients de Facebook ces dernières années en termes de dépenses et de recettes publicitaires, révèle la nature politico-juridique de la modération et de l’infrastructure technique des plateformes en ligne, sujet dont le législateur tarde à s’emparer.

 

 

 

[1] 2021-001-FB-FBR, https://www.oversightboard.com/decision/FB-691QAMHJ

[2] Kate Klonick, The Facebook Oversight Board: Creating an Independent Institution to Adjudicate Online Free Expression, 129 Yale L. J. 2418, vol. 8. (2020)

[3] L’institut a pour mission de défendre la liberté d’expression et de la presse au contentieux, mais aussi de promouvoir la recherche sur ces sujets.

 

Crédit photo: Trump White House Archived, Flickr, CC 1.0