Le nouveau cadre financier de l’UE aux prises avec le droit constitutionnel allemand

Par Max Ruthardt

<b> Le nouveau cadre financier de l’UE aux prises avec le droit constitutionnel allemand </b> </br> </br> Par Max Ruthardt

En rejetant les recours constitutionnels introduits à l’encontre de la loi allemande de ratification de la décision 2020/2053 du Conseil de l’Union sur les ressources propres, la Cour constitutionnelle a ouvert la voie à la ratification, par la République fédérale, d’une modification d’ampleur de l’architecture financière de l’Union. Bien que la Cour ne manque pas de clairement rappeler les limites de l’ouverture du droit constitutionnel allemand au droit de l’Union, les juges ne se montrent pas insensibles au contexte politique particulier dû à la pandémie de la COVID-19, se traduisant par une avancée notable dans le processus de l’intégration européenne.

 

By rejecting the constitutional appeals lodged against the German statute ratifying the EU Council decision 2020/2053 on EU’s own resources, the Constitutional Court has paved the way for the Federal Republic to ratify a major shift in the financial architecture of the Union. Although the Court did not fail to clearly underline the limits of German’s constitutional law’s opening up to Union law, the judges were not insensitive to the particular political context due to the COVID-19 pandemic, which has resulted in significant progress in the European integration process.

 

Par Max Ruthardt, Doctorant en droit public à l’Université de Toulouse

 

 

Deux ordonnances de la Cour Constitutionnelle fédérale sont récemment venues étoffer l’abondante jurisprudence constitutionnelle allemande en matière d’intégration européenne. Alors que la première ordonnance rendue par la Cour de Karlsruhe le 26 mars 2021, avait temporairement suspendu le processus de ratification (Hängebeschluss), par la République fédérale d’Allemagne, de la récente décision du Conseil de l’Union Européenne apportant d’importantes modifications à la constitution financière de l’Union, la seconde, rendue le 15 avril 2021, a rejeté en référé la demande de suspension de la loi allemande de ratification de la décision.

 

Ces deux ordonnances[1] en référé sont intervenues dans le contexte plus large et complexe de la validation, par les États membres, du nouveau cadre budgétaire de l’Union pour la période 2021-2027. La décision du Conseil du 14 décembre 2020 sur les ressources propres[2], juridiquement fondée sur l’article 311, al. 3 TFUE, doit être approuvée par les États membres conformément à leurs règles constitutionnelles respectives pour pouvoir entrer en vigueur. Cette nouvelle décision sur les ressources propres, qui abroge la décision 2014/335/UE Euratom permet la mise en œuvre du Fonds de redressement (Next Generation EU ; NGUE) – instrument de relance économique mis en place par les chefs d’États et de gouvernement des États membres de l’Union européenne en juillet 2020 pour obvier aux effets économiques et sociaux dommageables de la pandémie de la COVID-19. Cet instrument est lui-même intégré dans le cadre financier pluriannuel[3] pour les années 2021 à 2027. Il est par ailleurs intéressant de noter que la nouvelle décision sur les ressources propres, qui détermine les catégories des sources de financement de l’Union ainsi qu’une limite maximale pour les recettes[4], permet notamment à la Commission européenne d’« emprunter des fonds sur les marchés des capitaux au nom de l’Union à hauteur d’un montant maximal de 750 000 000 EUR aux prix de 2018 ».

 

Du point de vue du droit constitutionnel, l’affaire sur laquelle le deuxième sénat du Bundesverfassungsgericht a dû se prononcer après l’introduction de recours constitutionnels à l’encontre de la loi de ratification de la décision sur les ressources propres (Eigenmittelbeschluss-Ratifizierungsgesetz, ERatG), porte sur la problématique classique des limites de l’ouverture du droit constitutionnel allemand au droit de l’Union. D’un côté, en effet, cette affaire s’inscrit dans l’épineuse thématique de la compatibilité, avec la Loi fondamentale allemande (LF), des actes et mesures de l’Union européenne susceptibles de porter atteinte à la souveraineté budgétaire du Parlement fédéral allemand. Elle renoue de ce point de vue avec des questions classiques tenant notamment à la préservation de la responsabilité d’ensemble du Bundestag en matière budgétaire, régulièrement soulevée en matière du droit constitutionnel relatif à l’intégration européenne et apparaissant tout particulièrement à l’occasion des mesures et programmes d’aide financière contractés dans le cadre international ou européen. Mais, d’un autre côté, cette décision doit également être lue à la lumière du contexte politique tendu provoqué par la pandémie de la COVID-19 que les juges constitutionnels allemands ne manquent pas de prendre en considération et qui se traduit par un réaménagement notable de la structure financière de l’Union. Tant les enjeux constitutionnels traditionnels que la prise en considération notable d’un contexte politique particulier méritent en conséquence d’être brièvement discutés ici[5].

 

 

Des enjeux classiques du droit constitutionnel allemand d’intégration européenne mis en lumière

En l’espèce, les requérants allèguent, en substance, une violation de l’identité constitutionnelle de la Loi fondamentale et un dépassement qualifié[6] du cadre des compétences de l’Union tel que défini par les traités. Dans une démarche classique en contentieux constitutionnel de l’intégration européenne, ils excipent de l’inconstitutionnalité l’ERatG au motif d’une atteinte à la chaine normative triangulaire formée par le droit de vote (art. 38, al. 1, première phrase LF), les principes de l’État démocratique et social et de la souveraineté du peuple – deux principes de la République Fédérale (art. 20, al. 1 et 2) – et la clause d’éternité (l’art. 79 al. 3 LF). Il est en effet de jurisprudence constante que chaque citoyen est en mesure de contester, par le biais du recours constitutionnel, une prétendue atteinte au noyau dur de l’article 79 (3) LF ou un supposé ultra vires par un acte de l’Union en invoquant une violation du droit de vote ainsi érigé en levier.

 

Quant au grief tiré d’une prétendue atteinte à l’art. 23, al. 1, troisième phrase LF qui résulterait d’une méconnaissance des formes prévues par la Loi Fondamentale pour l’attribution de droits de souveraineté, celui-ci a été rejeté par la Cour Constitutionnelle, les juges constitutionnels estimant en effet que la loi en cause n’avait pas pour objet d’attribuer des droits de souveraineté. Cependant, la requête n’est ni d’emblée irrecevable, ni manifestement infondée (pt. 75). Les juges soulignent ainsi qu’il n’est pas exclu que la loi de ratification attaquée équivaille à une participation des organes constitutionnels allemands à un acte de l’Union susceptible de porter atteinte à l’identité constitutionnelle de la Loi Fondamentale – résidant dans l’art. 79 al. 3 LF. Les juges n’excluent pas non plus que la loi allemande de ratification dépasse de façon suffisamment caractérisée le programme d’intégration. Dans ces deux hypothèses, la loi allemande en cause serait alors constitutive d’une violation des droits des requérants tirés de la combinaison des principes et droits cités plus haut (art. 38 al. 1, première phrase, art. 20 al. 1 et 2 et 79 al. 3 LF).

 

Sur le fond, l’ordonnance de la Cour de Karlsruhe se situe dans la droite ligne de sa riche jurisprudence, maintes fois confirmée, sur les contre-limites développées vis-à-vis du droit de l’Union et opposables à sa primauté. Rappelons dès lors brièvement, en premier lieu, que l’ordonnance met une nouvelle fois en exergue les deux dimensions que revêt classiquement le contrôle d’identité apparu dans l’arrêt Lisbonne[7], protégeant d’une part les électeurs d’une attribution de compétences à l’Union européenne en méconnaissance des principes inaliénables visés par la clause d’éternité (volet préventif) tout en permettant, d’autre part, d’examiner un acte du droit de l’Union déjà en vigueur, susceptible de méconnaitre l’identité constitutionnelle (pt. 83 ; volet a posteriori). Au vu de l’habilitation, par la décision du Conseil du 14 décembre 2020, de la Commission européenne de procéder à des emprunts importants sur les marchés des capitaux au nom de l’Union, il n’est d’ailleurs guère surprenant que le respect de l’identité constitutionnelle soit tout particulièrement examiné sous le prisme du nécessaire maintien de la souveraineté budgétaire du Bundestag (pts. 84/85 et 95-103 pour le contrôle sommaire). Sur ce point, la présente ordonnance réaffirme la jurisprudence constitutionnelle allemande relative aux programmes et instruments de sauvetage de l’euro où il s’agissait déjà, pour la Cour Constitutionnelle, de souligner avec vigueur que la responsabilité d’ensemble en matière budgétaire (haushaltspolitische Gesamtverantwortung) devait continuer à relever du Parlement fédéral. Cette compétence est en effet protégée par la clause d’éternité de l’art. 79 al. 3 LF qui renvoie lui-même au principe de démocratie. En outre, comme il est également rappelé en l’espèce (pt. 84), le principe selon lequel le Bundestag « décide de toutes les recettes et dépenses essentielles » fait partie du noyau inaliénable de l’art. 20 al. 1 et 2 de la loi Fondamentale.

 

Précisons, en deuxième lieu, que la Cour brandit la menace du contrôle ultra vires, destiné à veiller au non-dépassement, par l’Union, des compétences lui incombant en vertu des traités et permettant aux électeurs – en tant qu’émanation du principe de démocratie – d’exiger des organes constitutionnels allemands de s’abstenir à participer à un acte ultra vires ainsi que d’œuvrer activement en faveur du respect, par les organes et institutions de l’Union, des limites du cadre des compétences défini par les traités (pt. 86 pour ce rappel).

 

Toutefois, alors que le fait pour la Cour constitutionnelle d’avancer les contre-limites de l’identité constitutionnelle et de l’ultra vires ne saurait aucunement étonner, il est plus surprenant de voir que le contrôle sommaire, où les risques d’inconstitutionnalité sont évalués, ignore l’hypothèse du dépassement des compétences[8]. Même si la requête, en termes de recevabilité, est jugée « suffisante » à cet égard (pt. 92) et que sont relevées les éventualités tant d’un dépassement, par la décision sur les ressources propres, de l’art. 311 al. 3 TFUE, que d’une incompatibilité avec l’art. 125 al. 1 TFUE, les juges allemands restent assez vagues quant à l’ultra vires. Il n’est pas exclu que la Cour, après sa première déclaration ultra vires dans l’affaire PSPP tant débattue, veuille de nouveau emprunter le chemin de la coopération et se ménage la possibilité d’associer la CJUE par le biais du renvoi préjudiciel, à l’occasion du futur arrêt au principal. Bien que la limitation du contrôle sommaire à une possible atteinte à l’identité constitutionnelle ait pu être interprétée comme l’expression d’une priorité accordée par la Cour Constitutionnelle allemande aux mesures financières de relance par rapport à l’hypothèse d’un dépassement des compétences[9], le risque d’une nouvelle déclaration ultra vires ne nous paraît toutefois pas banni. Si l’urgence économique et politique se trouve éventuellement à l’origine d’un contrôle sommaire vis-à-vis du seul noyau dur identitaire de la Loi Fondamentale, le constat d’un acte ultra vires demeure envisageable dans l’arrêt qui sera rendu au principal, d’autant plus que la marge des juges allemands semble plus importante sur ce point. Contrairement au risque de l’atteinte à l’identité constitutionnelle jugé peu élevé (pts. 95, 102), aucun tempérament n’est apporté à la réserve ultra vires.

 

 

La Cour Constitutionnelle Fédérale allemande entre contraintes juridiques et impératifs politiques

Dans l’ensemble, la décision donne l’impression d’une juridiction tiraillée à un double titre.

Sur le plan strictement juridique, il convient ainsi de noter que la Cour, bien que s’efforçant de rappeler l’éventualité d’une atteinte aux contre-limites, parvient néanmoins au constat qu’ «  une probabilité élevée qu’il y ait violation (…) de l’art. 79 al. 3 LF ne peut pas être constatée » (pt. 95).

 

Par ailleurs, il est notable que la juridiction de Karlsruhe semble en l’occurrence accorder une large place à des considérations de nature politique. Il est en effet souligné qu’une entrée en vigueur retardée de la décision sur les ressources propres qui résulterait d’une ordonnance de référé aurait pour conséquence d’altérer, voire de faire manquer son objectif économique à cette décision, ce qui mettrait à mal les impulsions pour l’évolution économique de l’Union européenne y compris après la crise de la COVID-19 (pt. 106).

 

Plus remarquable encore, la Cour se fait largement l’écho de l’appréciation (Einschätzung) du gouvernement allemand selon lequel l’hypothèse d’une entrée en vigueur tardive de la décision litigieuse sur les ressources propres conduirait non seulement à des tensions considérables dans les relations allemandes avec la France mais serait susceptible, au surplus, de mettre en péril la cohésion des États membres de l’Union (pt. 107). Force est donc de constater que la juridiction constitutionnelle allemande – sans passer sous silence les problèmes juridiques se posant tant du point de vue du droit constitutionnel que de celui du droit de l’Union – fait preuve d’une certaine sensibilité vis-à-vis d’un contexte qui ne cesse de mettre au défi les acteurs les plus nombreux de l’échiquier politique. Ne renonçant pas à son rôle de gardienne de la Loi Fondamentale dans le contexte de modifications de grande envergure à l’échelle de l’Union[10], la Cour cherche à accentuer, en parallèle, l’existence d’impératifs politiques. Ceux-ci la conduisent en effet à estimer qu’il convient de privilégier la solution consistant à refuser des mesures provisoires – tout en ménageant la possibilité que le recours dans l’arrêt qui sera rendu sur le fond aboutisse – à celle consistant à adopter de telles mesures et à rejeter la requête au principal (pt. 104 et s.). Si la présente ordonnance reflète donc la délicate recherche d’un équilibre entre des exigences juridiques et politiques potentiellement contradictoires, elle fournit plus largement un nouvel exemple paradigmatique du rôle de la Cour Constitutionnelle à la lisière du droit et de la politique.

 

 

 

[1] 2 BvR 547/21.

[2] Décision (UE, Euratom) 2020/2053 du Conseil du 14 décembre 2020 relative au système des ressources propres de l’Union européenne et abrogeant la décision 2014/335/UE, Euratom.

[3] Le CFP concrétise la décision sur les ressources propres et doit respecter les limites fixées par cette-dernière.

[4] Pour un aperçu très instructive des liens entre la décision sur les ressources propres, le cadre financier pluriannuel et le NGUE, voir F. Schorkopf, https://www.cicero.de/innenpolitik/next-generation-eu-worum-es-wirklich-geht.

[5] L’arrêt au principal sera rendu dans un délai de deux à trois ans selon la CCFA et fera l’objet d’un commentaire plus détaillé.

[6] En vertu d’une jurisprudence désormais classique, un dépassement des compétences par un acte de l’Union doit être suffisamment qualifié pour pouvoir être sanctionné, par la Cour Constitutionnelle Fédérale Allemande, comme étant ultra vires. Cela signifie que l’Union doit avoir manifestement outrepassé ses compétences et que l’acte en question a des répercussions sur l’équilibre des compétences entre l’Union et les États membres, lequel est ainsi atteint. 

[7] Arrêt du 30 juin 2009, 2 BvE 2/08, 2 BvE 5/08, 2 BvR 1010/08, 2 BvR 1022/08, 2 BvR 1259/08, 2 BvR 182/09.

[8] Comme le relèvent aussi d’autres auteurs. V. seulement M. Nettesheim, « Größe und Tragik: Zum Eilbeschluss des Bundesverfassungsgerichts zu “Next Generation EU“, VerfBlog, 2021/4/21.

[9] Ainsi C. Walter, P. Nedelcu, « Die Relativierung der ultra-vires-Kontrolle im Eilrechtsschutz: Eine verfassungsprozessuale Analyse der Entscheidung in Sachen „Next Generation EU“», VerfBlog, 2021/4/23.

[10] M. Nettesheim, préc., évoque une modification fondamentale de l’UE comparable aux réformes de Maastricht.

 

 

 

Crédit photo: Johannes Bader, Flickr, CC 2.0