Quand la Cour constitutionnelle polonaise réfute la jurisprudence de la CJUE. Observations sous l’arrêt du 7 octobre 2021

Par Wojciech Zagorski

<b> Quand la Cour constitutionnelle polonaise réfute la jurisprudence de la CJUE.  Observations sous l’arrêt du 7 octobre 2021</b> </br> </br> Par Wojciech Zagorski

Dans un arrêt de 2005, confirmant la constitutionnalité du traité d’adhésion à l’Union européenne, la Cour constitutionnelle de Pologne avait envisagé l’hypothèse d’un conflit « irréductible » entre le droit national et le droit de l’Union, en esquissant trois solutions susceptibles d’y remédier : la révision de la Constitution, la renégociation des traités européens et – solution qualifiée à l’époque d’ultime – la sortie de la Pologne de l’Union européenne. Au regard de la décision rendue par la Cour de Varsovie le 7 octobre 2021, déclarant l’inconstitutionnalité de certaines dispositions du Traité sur l’Union européenne, l’hypothèse d’un « Polexit » ne semble cependant pas complètement implausible.

 

In 2005, the Polish Constitutional Tribunal issued a judgment regarding the constitutionality of the Accession Treaty in which it did not exclude the possibility of an « irreducible » conflict between national and EU legal systems. In the event of any such conflict occurring, it outlined three possible solutions: amendment to the Constitution, renegotiation of the European treaties and withdrawal from the European Union. The latter solution was considered as « ultimate » at the time. However, in the light of the judgement rendered by the Warsaw Court on October 7th 2021, declaring certain provisions of the Treaty on European Union unconstitutional, a „Polexit » scenario does not seem completely implausible.

 

Par Wojciech Zagorski, Maître de conférences à l’Université d’Orléans

 

 

 

La décision rendue par la Cour de Varsovie le 7 octobre 2021 suscite, non sans raison, une vague de commentaires dans la presse étrangère. En l’absence de motivation écrite, qui ne sera pas publiée avant plusieurs semaines, seuls les éléments qui ressortent de la motivation orale exposée par le juge rapporteur à la lecture du jugement sont susceptibles de faire ici l’objet d’une brève analyse. L’impression prévaut que la décision polonaise contredit ouvertement les décisions récentes de la CJUE prises en lien avec les réformes controversées de la justice en Pologne (I), et marque ce faisant un revirement notable dans le dialogue entre les cours de Varsovie et de Luxembourg (II).

 

 

I. Le recours primo ministériel à l’aune des précédents jurisprudentiels

La décision du 7 octobre fait suite à un recours du Premier ministre polonais demandant à la Cour de Varsovie de vérifier a posteriori la conformité des dispositions du Traité sur l’Union européenne (TUE) à la Constitution polonaise. La compétence de la Cour en la matière découle directement de l’article 188 de la Constitution, qui l’autorise à examiner la constitutionnalité des conventions internationales. Trois questions ont été ainsi posées à la Cour de Varsovie.

 

Par sa première question, le Premier ministre demandait à la Cour d’examiner la constitutionnalité des dispositions combinées de l’article 1, alinéas 1 et 2, et de l’article 4, paragraphe 3, du TUE, « interprétées en ce sens qu’elles autorisent ou qu’elles obligent les organes d’application du droit à écarter l’application de la Constitution de la République de Pologne, ou les obligent à appliquer des dispositions légales d’une manière contraire à la Constitution (…) ».

 

Portant sur les dispositions générales du Traité relatives au principe de coopération loyale, cette première question invitait la Cour à réaffirmer la suprématie de la Constitution polonaise dans l’ordre juridique interne, ce qu’elle avait déjà fait par le passé. Dans un arrêt rendu en mai 2005 à la suite de l’adhésion du pays à l’Union européenne[1] , la Cour de Varsovie avait ainsi affirmé la « priorité de validité et d’application » de la Constitution polonaise dans l’ordre juridique interne, en estimant qu’un éventuel « conflit irréductible » entre la Constitution et le droit de l’Union ne pourrait être « en aucun cas résolu par la reconnaissance de la supériorité de la norme communautaire ». À l’époque, la Cour de Varsovie nuançait toutefois sa position, en insistant sur le caractère exceptionnel d’une telle hypothèse de conflit, et en consacrant un principe d’interprétation « procommunautaire » du droit national. Ce dernier conduisait le juge national à donner de la Constitution une lecture conforme aux exigences découlant du droit de l’Union, dans la limite de la dénaturation du texte. En soulignant la communauté des valeurs qui fondent les systèmes juridiques des États membres et de l’Union, la Cour de Varsovie en déduisait l’obligation de rechercher une interprétation susceptible de concilier, autant que faire se peut, les deux expressions de la volonté souveraine – la Constitution de 1997 et l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne procèdent toutes les deux des décisions prises au référendum – d’une manière qui n’était pas sans rappeler le raisonnement appliqué par les autres juridictions nationales confrontées au problème de la primauté du droit européen (que l’on songe à la doctrine Solange de la Cour de Karlsruhe, ou encore à l’arrêt Arcelor du Conseil d’État).

 

Dans son arrêt du 7 octobre 2021, la Cour actuelle ne remet pas en cause cette ancienne jurisprudence, mais elle en fait une application radicale, en jugeant que les décisions récentes de la CJUE relatives aux réformes de la justice du pays ne se laissent pas concilier avec la préservation du caractère « souverain et démocratique » de l’État polonais. L’hypothèse du « conflit irréductible » entre le droit de l’Union et le droit national se serait donc matérialisée du fait des décisions prises par la CJUE dans le dossier polonais. Ces décisions inspirent la deuxième et la troisième questions posées à la Cour de Varsovie. 

 

Par sa deuxième question, le Premier ministre demandait à la Cour d’examiner la constitutionnalité des dispositions combinées des articles 19, paragraphe 1, et 4, paragraphe 3 TUE. La protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union, prévue à l’article 19, paragraphe 1 TUE, ne conduirait-elle pas les organes polonais à l’application de dispositions législatives déclarées inconstitutionnelles ?

 

La troisième question soulevée par le Premier ministre visait à établir la constitutionnalité de l’article 19 paragraphe premier du TUE, lu en lien avec les dispositions de l’article 2 du même traité, dans la mesure où ils autorisent les juridictions polonaises à examiner l’indépendance des juges nommés par le Président de la République et à contrôler la légalité des délibérations du Conseil national de la magistrature portant proposition de nomination des magistrats.

 

Ces deuxième et troisième questions font suite à l’arrêt rendu par la grande chambre de la CJUE le 2 mars 2021 dans l’affaire A. B. et autres[2]. En l’espèce, la Cour administrative suprême de Pologne avait posé à la CJUE une question préjudicielle relative à l’interprétation d’une série de dispositions du TUE, lues conjointement avec l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux relatif au droit à un recours effectif. Cette question préjudicielle intervenait dans le contexte d’un arrêt de la Cour constitutionnelle de Pologne qui privait la juridiction de renvoi de sa compétence pour se prononcer sur la légalité des propositions de nomination faites au Président de la République par le Conseil national de la magistrature. Par un arrêt du 25 mars 2019[3], la Cour constitutionnelle de Pologne avait en effet déclaré inconstitutionnelles des dispositions législatives donnant compétence en la matière à la Cour administrative suprême. Une loi adoptée à la suite de cet arrêt avait transféré la compétence litigieuse à la Cour suprême, mais en excluant la possibilité de recours dans les affaires relatives aux nominations à la Cour suprême elle-même. En l’absence de toute voie contentieuse ouverte aux candidats malheureux à la Cour suprême et dans le contexte d’une série de réformes sapant l’indépendance de cette juridiction, l’arrêt de la CJUE du 2 mars 2021 autorise la Cour administrative suprême à statuer en la matière en vertu de l’ancien texte législatif et ce en dépit de la déclaration d’inconstitutionnalité prononcée par la Cour constitutionnelle[4]. C’est dans ce contexte qu’il faut lire la deuxième question du Premier ministre polonais relative à l’obligation d’appliquer des lois inconstitutionnelles, qui découlerait pour les juridictions polonaises du Traité sur l’Union européenne.

 

Dans la mesure où elle porte sur la compétence des tribunaux polonais pour contrôler l’indépendance des juges nommés par le Président de la République, la troisième question soulevée par le Premier ministre se réfère également à une autre affaire jugée récemment par la CJUE : l’arrêt W. Z. de la grande chambre du 6 octobre 2021[5]. Pour s’en tenir à l’essentiel, la CJUE a autorisé en l’espèce la Cour suprême de Pologne à examiner les garanties d’indépendance offertes par les magistrats nommés par le Président de la République. Sans entrer dans les détails complexes de cette affaire, l’importance de l’arrêt rendu par la CJUE réside dans l’interprétation extensive qu’elle retient désormais des « domaines couverts par le droit de l’Union », visés à l’article 19, paragraphe 1 TUE, qui prévoit le droit à un recours effectif. Le requérant dans l’affaire au principal – le juge Waldemar Zurek, qui est l’une des figures phares de la résistance du milieu judiciaire face aux réformes engagées depuis 2015 – cherchait en l’espèce à contester la légalité d’une mutation professionnelle intervenue contre son gré. Au regard des conditions de la nomination des magistrats concernés, désignés par le Président de la République en violation d’une injonction suspensive prononcée par la Cour administrative suprême, le requérant a demandé à la juridiction de renvoi de prononcer la récusation de tous les magistrats formant la chambre de la Cour suprême qui serait normalement compétente pour examiner son recours. Statuant par ordonnance d’un juge unique, sans entendre l’intéressé et sans disposer de son dossier, la chambre visée par la demande de récusation a pourtant rejeté le recours de W. Zurek pour irrecevabilité. C’est dans ce contexte particulier que la formation élargie de la Cour suprême de Pologne a saisi la CJUE d’une question tendant à établir si les garanties du procès équitable et d’indépendance judiciaire découlant des dispositions combinées du Traité sur l’Union européenne et de la Charte des droits fondamentaux l’autorisaient à examiner la demande de récusation présentée par le requérant en dépit de l’ordonnance de rejet déjà rendue par le juge unique, lui-même visé par la demande. En répondant à cette question par l’affirmative, la CJUE retient dans l’arrêt W. Z. une interprétation extensive des « voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union » (art. 19 TUE).

 

Cette interprétation est la nouvelle pomme de discorde entre Luxembourg et Varsovie. Dans sa décision du 7 octobre, lue le lendemain de l’arrêt W. Z., la Cour constitutionnelle de Pologne juge pour l’essentiel que la CJUE s’immisce dans les questions relevant de l’organisation de la justice, qui font partie des prérogatives souveraines de l’État polonais et qui demeurent en dehors des compétences transmises par les États membres aux organes de l’Union européenne. Par voie de conséquence, l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, TUE retenue par la CJUE est jugée contraire à une série de dispositions de la Constitution polonaise garantissant le caractère souverain et démocratique de la République de Pologne. Cette déclaration d’inconstitutionnalité, censurant l’interprétation de l’article 19 TUE donnée par la CJUE au regard de la répartition des compétences entre l’Union et les États membres, est au cœur de la décision du 7 octobre 2021.

 

 

II. La décision du 7 octobre 2021, signe de rupture entre la Pologne et l’UE

Pour restituer correctement le raisonnement de la Cour de Varsovie, il convient de commencer par la réponse apportée aux deuxième et troisième questions de constitutionnalité soulevées par le Premier ministre. Sur ce point, l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, TUE donnée par la CJUE est jugée contraire à la Constitution polonaise, car elle conduit à étendre la compétence des organes de l’Union sur des questions relatives « au régime et à l’organisation » de la justice en Pologne, qui font partie des compétences souveraines des États membres.

 

En l’absence de motivation écrite du jugement, la Cour de Varsovie semble sur ce point souscrire à l’argumentation soulevée devant elle par le Premier ministre, qui s’appuie à son tour sur l’ancienne jurisprudence de la CJUE. Conformément à la teneur des dispositions de la Charte des droits fondamentaux, cette jurisprudence dorénavant dépassée limitait la portée du droit « européen » à un recours effectif aux seuls contentieux portant sur « les droits et libertés garantis par le droit de l’Union » (art. 47 de la Charte), les obligations découlant de la Charte pour les États membres ne pouvant s’appliquer que dans les hypothèses où ces derniers « mettent en œuvre le droit de l’Union » (art. 51 de la Charte).

 

Dans l’arrêt Online Games du 14 juin 2017[6], la CJUE rappelait ainsi que « L’article 19, paragraphe 1, TUE impose (…) aux États membres d’établir les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective, au sens notamment de l’article 47 de la Charte, dans les domaines couverts par le droit de l’Union (…). Le champ d’application de cet article de la Charte, pour ce qui est de l’action des États membres, est défini à l’article 51, paragraphe 1, de celle-ci, aux termes duquel les dispositions de la Charte s’adressent aux États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, cette disposition confirmant la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle les droits fondamentaux garantis dans l’ordre juridique de l’Union ont vocation à être appliqués dans toutes les situations régies par le droit de l’Union, mais pas en dehors de celles-ci (…) ». Or, comme le souligne le gouvernement polonais, les litiges relatifs à la nomination (A. B. et autres) ou à l’inamovibilité des magistrats polonais (comme dans le cas du juge W. Zurek), ne portent en aucun cas sur « les droits garantis par le droit de l’Union » au sens de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux et doivent échapper à ce titre à l’application du droit au recours effectif prévu à l’article 19 TUE.

 

Cette jurisprudence a cependant été abandonnée par la CJUE, qui a décidé d’élargir le champ d’application des garanties contentieuses prévues à l’article 19 TUE. Dans son arrêt du 27 février 2018[7], relatif à la baisse de la rémunération perçue par les juges portugais, la CJUE juge ainsi, « quant au champ d’application ratione materiae de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, que cette disposition vise « les domaines couverts par le droit de l’Union », indépendamment de la situation dans laquelle les États membres mettent en œuvre ce droit, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte. (…)  ll s’ensuit que tout État membre doit assurer que les instances relevant, en tant que « juridiction », au sens défini par le droit de l’Union, de son système de voies de recours dans les domaines couverts par le droit de l’Union satisfont aux exigences d’une protection juridictionnelle effective. À cet égard, il convient de relever que, au nombre des éléments à prendre en compte dans le cadre de l’appréciation de la qualité de « juridiction », figurent l’origine légale de l’organe, sa permanence, le caractère obligatoire de sa juridiction, la nature contradictoire de sa procédure, l’application, par l’organe, des règles de droit ainsi que son indépendance (…) ».

 

Le champ d’application de l’article 19 TUE, dans la mesure notamment où il implique le respect des garanties d’indépendance judiciaire par les États membres, ne repose plus désormais sur l’objet du litige au principal – les droits garantis par le droit de l’Union au sens de l’article 47 de la Charte- mais sur la nature des missions qui incombent au juge national en sa qualité de juge de droit commun de l’application du droit de l’Union. En d’autres termes, les garanties d’indépendance judiciaire découlant de l’article 19 TUE peuvent être utilement invoquées à l’égard de tous les magistrats nationaux susceptibles d’appliquer le droit européen, indépendamment de la nature du litige dans le cadre duquel l’article 19 TUE intervient. Pour reprendre les termes de l’avocat général E. Tanchev dans l’affaire A. B., « l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE est a priori applicable – indépendamment de toute exigence relative à l’existence d’une situation concrète de mise en œuvre effective du droit de l’Union – à l’égard de toute juridiction nationale dès lors qu’elle est susceptible de statuer, en tant que juridiction, sur des questions portant sur l’application ou l’interprétation du droit de l’Union et relevant ainsi de domaines couverts par ce droit »[8].

 

L’extension du champ d’application des garanties contentieuses opérée par la CJUE peut se justifier à deux niveaux. D’un point de vue formel, elle s’explique par la teneur de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa du TUE, qui est différente du libellé de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux, en ce qu’elle ne se limite pas aux litiges portant sur « les droits et les libertés garantis par le droit de l’Union »[9]. D’un point de vue pratique, elle se justifie par le rôle essentiel de la CJUE et des mécanismes prévus par le droit de l’Union européenne dans la protection de l’indépendance judiciaire contre d’éventuelles attaques des autorités nationales, comme ce fut déjà le cas dans le dossier polonais[10].

 

Une attaque systémique dirigée contre le pouvoir judiciaire d’un pays membre ne peut en effet que menacer la survie de l’ordre juridique européen commun. Dans ces conditions, la « relecture » de l’article 19 TUE opérée par la CJUE semble justifiée par la nécessité d’assurer l’effet utile des garanties contentieuses prévues par le Traité. Peut-on sérieusement imaginer un pays membre remettant en question les fondements de l’acquis communautaire par l’intermédiaire d’une cour constitutionnelle à la botte d’un gouvernement populiste, sans qu’une telle attitude ait, sur le long terme un effet sur l’ensemble de l’Union européenne? La gravité de la situation et la faiblesse des instances judiciaires du pays, affectées par les « réformes » de la justice engagées depuis 2015, justifient pleinement l’activisme de la CJUE dans le dossier polonais.

 

Il n’en reste pas moins que l’extension jurisprudentielle de l’article 19 TUE suscite la résistance de la Cour de Varsovie, dans la mesure notamment où elle étend la compétence afférente de la CJUE à l’ensemble des litiges surgissant autour des réformes controversées de la justice polonaise. La décision de la Cour constitutionnelle du 7 octobre annonce à cet égard une résistance ferme des autorités polonaises et une aggravation des tensions entre les instances de l’Union européenne et Varsovie.

 

En témoigne l’essentiel de la réponse donnée à la première question soulevée par le Premier ministre, telle qu’elle ressort de la sentence de l’arrêt :

« Les dispositions combinées de l’article 1, alinéas 1 et 2, et de l’article 4, paragraphe 3, du Traité sur l’Union européenne (…), dans la mesure où celles-ci prévoient que l’Union européenne, établie par des États égaux et souverains, formant « une Union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe », et dont l’intégration – qui s’effectue sur le fondement du droit de l’Union et par le biais de son interprétation assurée par la Cour de justice – franchit une « nouvelle étape » supposant :

  1. que les organes de l’Union européenne agissent en dehors des limites des compétences transférées par la République de Pologne en vertu des traités,
  2. que la Constitution n’est pas la loi suprême de la République de Pologne bénéficiant d’une primauté de validité et d’application,
  3. que la République de Pologne ne peut pas fonctionner en tant qu’État démocratique et souverain,

– sont contraires aux articles 2, 8, et 90, alinéa 1, de la Constitution de la République de Pologne ».

 

On remarque d’emblée la technique de la déclaration choisie par la Cour de Varsovie. Telle qu’elle était formulée, la question du Premier ministre se prêtait aisément à une validation des dispositions incriminées du Traité sous réserve d’interprétation conforme à la Constitution, ce qui aurait permis à la Cour de Varsovie de signaler son désaccord sur le fond, sans censurer explicitement la CJUE.

 

C’est pourtant une déclaration pure et simple d’inconstitutionnalité que la Cour a prononcée, laissant peu de place à une lecture nuancée de sa nouvelle jurisprudence. En visant « les organes de l’Union européenne (qui) agissent en dehors des limites des compétences transférées », en évoquant l’interprétation des traités « assurée par la Cour de justice de l’Union européenne », la Cour de Varsovie contredit ouvertement la récente jurisprudence de la CJUE. La déclaration d’inconstitutionnalité se fonde certes sur les dispositions de la Constitution polonaise (art. 2, consacrant le principe d’État de droit démocratique ; art. 8, plaçant la Constitution au sommet de la hiérarchie des normes ; et l’article 90, limitant à « certains domaines » la possibilité de transférer des compétences souveraines à une organisation internationale), mais le raisonnement exposé par le juge rapporteur remet inévitablement en question le monopole d’interprétation des traités revendiqué par la CJUE. Ce raisonnement peut être résumé de la manière suivante : la Constitution interdit de transférer à une organisation internationale quelconque l’essentiel des compétences souveraines de la Pologne. La « compétence de la compétence » revendiquée par la CJUE par le biais de l’interprétation dynamique de l’article 19 du Traité, dans la mesure où elle permet d’étendre l’office du juge européen sur des litiges relatifs aux réformes de la justice, ne se laisse pas concilier avec le caractère souverain de l’État polonais et contrevient à la répartition des compétences entre l’Union et les États membres prévue par les traités. Ce raisonnement contient une prémisse implicite qui semble pourtant difficile à éviter : en étendant l’application de l’article 19 TUE aux litiges concernent l’organisation de la justice, qui ne mettent pas directement en question « les droits et les libertés garantis par le droit de l’Union », la CJUE aurait méconnu l’économie générale des traités qui laissent aux États membres une compétence de principe et limitent celle de l’Union aux domaines d’attribution. Au fond, la Cour de Varsovie questionne bel et bien, non seulement la constitutionnalité, mais aussi la conventionnalité de l’interprétation retenue par la CJUE. La rupture juridique entre la Pologne et l’UE semble consommée.

 

 

 

[1] K 18/04

[2] C‑824/18, ECLI:EU:C:2021:153

[3] K 12/18

[4] A. B. et autres, préc., n°s 147-149

[5] Arrêt rendu sur demande préjudicielle de la Cour suprême de Pologne, C-487/19, ECLI:EU:C:2021:798

[6] C-685/15, ECLI:EU:C:2017:452, n° 54

[7] Associação Sindical dos Juízes Portugueses, C-64/16, ECLI:EU:C:2018:117.

[8] v. les conclusions sur l’affaire A. B., ECLI:EU:C:2020:1053, spéc. n° 89.

[9] Voir en ce sens, v. les conclusions de l’avocat général H. Saugmandsgaard Øe sur l’affaire Associação Sindical dos Juízes Portugueses, ECLI:EU:C:2017:395, n°s 38 et s.

[10] Rappelons que la CJUE a permis d’éviter un assujettissement intégral de la Cour suprême, en prenant la défense de ses juges, v. W. ZAGORSKI, Commission/Pologne : la Cour de Luxembourg vient au secours des juges polonais

 

 

 

Crédit photo: Krystian Maj/KPRM CC NC-ND 2.0 Parlement européen, 19 octobre 2021. A l’ordre du jour: « la crise de l’Etat de droit en Pologne et la primauté du droit de l’Union »