Effets de l’inconstitutionnalité d’une ordonnance non ratifiée : la machine à remonter le temps dans les affaires en cours

Par François Brunet

<b>Effets de l’inconstitutionnalité d’une ordonnance non ratifiée : la machine à remonter le temps dans les affaires en cours</b> </br></br> Par François Brunet

Les ordonnances non ratifiées, désormais susceptibles d’être contrôlées par le Conseil constitutionnel en QPC, continuent de pouvoir être examinées par le Conseil d’État. Quelles conséquences précises faut-il tirer, dans le litige administratif portant sur l’ordonnance, de la décision QPC censurant l’inconstitutionnalité de la même ordonnance ? Lorsque la censure s’applique immédiatement, y compris aux affaires en cours à la date de la décision QPC, le Conseil d’État vient de juger que l’ordonnance mérite l’annulation. Cette solution est délibérément favorable à l’effet utile de la QPC, ce qui contraste avec d’autres affaires récentes.

 

Ordinances, even when not ratified, can now be controlled by the Constitutional Council by way of QPC. The same ordinances can still be controlled by the Council of State. In the administrative case before the administrative judge, which precise consequences are to be drawn from the QPC decision which strikes down the same ordinance for unconstitutionality? When the ordinance becomes immediately inapplicable, even in cases still pending at the date of the QPC decision, the Council of State just opted for the annulment of the ordinance. Such a solution is intentionally favorable to the useful effect of the QPC, which was not so clear in other recent decisions.

 

 

Par François Brunet, Professeur de droit public à l’Université de Tours, IRJI François-Rabelais (EA 7496)

 

 

 

À défaut pour le Conseil constitutionnel d’être « la » cour suprême en France, les incidences de ses décisions sur les autres juridictions suprêmes sont régulièrement discutées. La question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a sans doute contribué à déplacer le centre de gravité de l’interprétation constitutionnelle en accentuant à la fois la maîtrise du Conseil constitutionnel sur celle-ci et une certaine déférence des autres juges. La fréquence des saisines renforce en effet la capacité du Conseil à prendre la parole pour fixer l’état du droit. Par ailleurs, la QPC fait intervenir le Conseil constitutionnel au cœur même des litiges ordinaires et impose de tirer les conséquences des décisions qu’il rend pour le juge du principal. À cet égard, les juridictions ont accompli un effort général en vue d’articuler leurs contrôles respectifs, fût-ce au prix de tensions.

 

Le contentieux des ordonnances non ratifiées offre depuis quelques années une nouvelle illustration de cet effort. Par un revirement remarqué, le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions d’une ordonnance non ratifiée méritent d’être regardées, après l’expiration du délai d’habilitation, comme des « dispositions législatives » au sens de l’article 61-1 de la Constitution. Elles sont donc susceptibles de faire l’objet d’un contrôle par la voie d’une QPC (déc. n° 2020-843 QPC du 28 mai 2020, Force 5), alors même que le législateur ne les a pas encore ratifiées[1] – ce qu’il doit d’ailleurs faire explicitement.

 

Or, ces mêmes dispositions peuvent faire l’objet d’un contrôle par voie d’action devant le Conseil d’État. C’est précisément ce cumul des voies de droit pour un même acte qui peut entraîner quelques complications.

 

Certes, les choses sont aujourd’hui stabilisées en ce qui concerne la répartition des contrôles. Le cumul des voies de droit n’entraîne pas de cumul des contrôles. Il revient au Conseil constitutionnel de statuer sur la seule question de la conformité de la « disposition législative » de l’ordonnance aux « droits et libertés que la Constitution garantit », puisque tel est le champ d’application (limité) de la QPC. Pour sa part, le Conseil d’État demeure compétent afin de contrôler le reste de la légalité de l’ordonnance : moyens d’inconstitutionnalités fondés sur la méconnaissance d’autres règles que des « droits ou libertés » au sens de l’article 61-1C, moyens d’inconventionnalité et autres moyens de légalité susceptibles de prospérer contre une ordonnance non ratifiée (CE, Ass., 16 décembre 2020, Fédération CFDT des finances et autres, n° 440258). Il ne semble donc pas que la jurisprudence constitutionnelle Force 5 ait ébranlé l’édifice jurisprudentiel du Conseil d’État, celui-ci ayant seulement consenti à ouvrir une brèche au profit de la compétence que le Conseil constitutionnel s’était reconnue. Pour le reste, il continue de traiter une ordonnance comme un acte réglementaire, tant qu’elle n’a pas été ratifiée.

 

Mais comment le juge administratif de l’ordonnance doit-il mettre en œuvre la décision QPC du Conseil constitutionnel ? En matière d’ordonnances non ratifiées, la norme soumise au contrôle QPC est aussi celle dont le Conseil d’État doit examiner la légalité. Les offices respectifs des juges peuvent alors ne pas être pleinement compatibles.

 

C’est cette difficulté que tranche une récente décision du juge administratif suprême (CE, Sect., 26 juillet 2022, Union nationale des syndicats autonomes (UNSA) Fonction publique, n° 449040). En l’espèce, le Conseil constitutionnel avait censuré (après renvoi : CE, 6 avril 2021), les dispositions d’une ordonnance non ratifiée, en prévoyant une abrogation immédiate (déc. n° 2021-917 QPC du 11 juin 2021). Les dispositions de l’ordonnance devaient donc être réputées abrogées à compter du 12 juin 2021. En outre, le Conseil avait autorisé l’application immédiate de cette censure à « toutes les affaires non jugées définitivement » à la date de sa décision. Néanmoins, le Conseil constitutionnel était resté imprécis quant à l’effet exact de sa décision dans les instances en cours, dont il ne pouvait pourtant ignorer qu’elles concernaient les dispositions de la même ordonnance. Dans ces conditions, il revenait au Conseil d’État de préciser les conséquences de cette censure pour les affaires pendantes devant lui, en l’occurrence les recours pour excès de pouvoir dirigés contre l’ordonnance jugée inconstitutionnelle.

 

 

De l’abrogation à l’annulation de l’ordonnance

En excès de pouvoir, la date d’examen de la légalité est – en principe – la date de la signature de l’acte contesté. Le juge doit ainsi remonter dans le temps, en se mettant à la place de l’autorité administrative dont il examine l’acte. Or, le Conseil d’État avait jugé en 2018 qu’il devait également remonter le temps en cas d’inconstitutionnalité de la loi assortie d’une abrogation avec effet immédiat pour les « affaires non jugées définitivement ». Dans ce cas, le Conseil d’État doit annuler l’acte administratif qui avait été pris sur le fondement de la loi (CE, 30 mai 2018, Mme Schreuer, n° 400912 ; v. aussi par ex. CE, 12 mai 2021, n° 445041). Il est bien clair que l’objectif de cette solution est l’effet utile de la QPC, ce qui n’est possible que si cet effet utile n’a pas été neutralisé par le Conseil constitutionnel (CE, 14 novembre 2012, France Nature Environnement Réseau Juridique, n° 340539).

 

Cette façon de procéder n’est pas surprenante. Il faut rappeler en effet qu’une abrogation immédiate en QPC avec bénéfice de la censure pour les instances en cours produit en réalité deux effets distincts selon le type de destinataires de la loi censurée : il s’agit certes d’une abrogation « simple » pour les tiers, mais bel et bien d’une annulation (parfois qualifiée de « rétroactivité procédurale ») pour les justiciables ayant déjà engagé un contentieux à la date de publication de la décision QPC.

 

Concernant ces derniers, la décision QPC constitue un élément suffisamment important pour que le juge de la légalité administrative, au nom d’une sorte d’ordre public constitutionnel, estime nécessaire d’en tenir compte dans l’examen de la légalité au principal. Il est permis de s’interroger sur la nature exacte du raisonnement : est-ce seulement la prise en compte d’un événement postérieur (quoique déterminant) dans l’appréciation de la légalité administrative ? Est-ce plus radicalement un abandon ponctuel, au nom de l’effet utile de la QPC, du principe selon lequel la légalité s’apprécie en excès de pouvoir à la date de la décision attaquée[2] ? Ou s’agit-il pour le juge de faire remonter dans le temps l’inconstitutionnalité, à la date à laquelle il a été fait application des dispositions législatives ?

 

Quel que soit le cheminement exact du juge, le résultat était le même : l’acte administratif est privé de base légale et doit donc être annulé. De ce point de vue, la décision commentée intervenait dans un contexte relativement balisé, ayant conduit le juge administratif à prendre une position claire sur une « question mobilisant un principe fondamental du mécanisme de la QPC, mais curieusement non tranchée par la jurisprudence » jusque-là[3].

 

Toutefois, le litige soumis quatre ans plus tard au juge administratif présentait une singularité : l’ordonnance était à la fois l’acte censuré par voie de QPC et l’acte contesté par voie d’action. Le Conseil d’État pouvait-il transformer l’abrogation prononcée par le Conseil constitutionnel en une annulation ? Une réponse positive supposait de franchir un pas supplémentaire par rapport au précédent de 2018 où étaient en jeu deux actes distincts : une disposition législative abrogée par le Conseil constitutionnel et son décret d’application annulé par le Conseil d’État. La distinction entre l’abrogation de la disposition législative (pour les tiers) et l’annulation des actes administratifs d’application (pour les instances en cours) ne pouvait ici s’appliquer : une annulation en excès de pouvoir vaut erga omnes, et non pas seulement pour les requérants. Une annulation de l’ordonnance dans les « affaires en cours » appelait donc nécessairement une annulation de l’ordonnance erga omnes. Vouloir l’annulation, c’était vouloir l’annulation erga omnes – or ce n’était justement pas ce qu’avait jugé le Conseil constitutionnel.

 

Une façon de ne pas contredire le Conseil constitutionnel aurait été de prononcer un non-lieu, la décision QPC étant réputée avoir intégralement vidé le litige sur le terrain constitutionnel. Mais cette voie semblait difficile, notamment après la décision Schreuer[4]. Au bout du compte, le pas fut franchi en faveur de l’annulation. Une fois revenue devant le juge administratif, l’inconstitutionnalité immédiatement applicable d’une ordonnance remonte dans le temps au point d’atteindre l’ordonnance dès sa signature. Comme l’exposait le rapporteur public (dont les conclusions sont disponibles sur ArianeWeb[5]), le Conseil d’État peut « déduire de l’inconstitutionnalité déclarée par le Conseil constitutionnel que l’ordonnance était illégale dès son adoption ».

 

Par hypothèse, cette solution n’aura sans doute qu’une portée limitée aux cas dans lesquels l’acte censuré en QPC est aussi l’acte contrôlé dans le litige au principal (et lorsque la demande du requérant devant le juge administratif est l’annulation). Concrètement, seules les ordonnances non ratifiées semblent relever de cette configuration originale.

 

 

Au nom de l’effet utile et de l’attractivité de la QPC

Quoi qu’il en soit, cette espèce montre la marge de manœuvre dont dispose le Conseil d’État dans la mise en œuvre des décisions QPC. Il existait en l’occurrence de bons arguments pour justifier une annulation plutôt qu’une abrogation. Les conclusions évoquaient notamment le risque de renforcer l’attractivité du contrôle de conventionnalité, puisqu’à défaut d’obtenir l’annulation de l’ordonnance en QPC, le justiciable aurait pu obtenir cette annulation sur le terrain conventionnel. De ce point de vue, les enjeux de l’affaire étaient assez modestes en pratique : même si le Conseil d’État n’avait prononcé que l’abrogation, une inconventionnalité aurait permis d’obtenir une annulation.

 

Or, il ne faudrait pas que la QPC apparaisse comme une voie de droit moins protectrice que ne l’est le contrôle de conventionnalité de la loi. Le Conseil d’État semble ainsi avoir été attentif à l’efficacité comparée des voies de droit ouvertes contre la loi promulguée. Il semble même avoir voulu aligner les effets du contrôle de constitutionnalité sur ceux du contrôle de conventionnalité[6], lorsque les seconds pourraient sinon être plus favorables aux justiciables que les premiers.

 

Il ne reste plus qu’à espérer qu’un tel alignement inspire davantage la jurisprudence administrative à l’avenir. Pour le moment, c’est plutôt un alignement inverse qui semble être de mise. Lorsque le Conseil constitutionnel décide de prononcer une censure avec effet différé, par exemple, il est bien clair qu’il impose – pendant un délai qui peut être fort long – le maintien dans l’ordre juridique (avec tout ce que cela implique très concrètement pour les justiciables) d’une disposition législative qu’il a pourtant condamnée au nom des droits et libertés constitutionnels garantis par ce même ordre juridique[7]. Or, dans des contentieux récents portant, eux aussi, sur des ordonnances non ratifiées, le juge administratif a jugé nécessaire de moduler une inconventionnalité face à une modulation de l’inconstitutionnalité décidée par le Conseil constitutionnel. Une décision QPC qui interdit l’application immédiate aux affaires en cours oblige certes le Conseil d’État à écarter le bénéfice de la QPC dans ces affaires. Mais cette autorité des décisions du Conseil constitutionnel ne vaut, par définition, que sur le terrain de la constitutionnalité. L’autorité prétendue d’une modulation QPC sur les effets d’une inconventionnalité n’est donc pas nécessaire. Elle est surtout fort discutable : l’ordre public constitutionnel ne peut prévaloir sur l’ordre public conventionnel qu’à condition d’offrir, pour le justiciable, une protection au moins équivalente des droits fondamentaux. Si l’on refuse un tel principe, alors il faut être honnête et en conclure que la QPC n’a pas nécessairement été pensée pour le justiciable et la protection de ses droits.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Selon l’état du droit antérieur, une ordonnance non ratifiée n’avait pas le caractère de « dispositions législatives » au sens de l’article 61-1 de la Constitution et ne pouvait donc être contestée par la voie de la QPC (v. not. déc. n° 2011-219 QPC du 10 février 2012, pt. 3).

[2] En ce sens, v. note A. Bretonneau et X. Domino, Gaz Pal., 3 juillet 2018, n° 24, p. 35.

[3] Note A. Bretonneau et X. Domino, préc.

[4] Sur ce point, v. T. Janicot et D. Pradines, « Tirer les conséquences. À la suite de CFDT des finances », chron., AJDA 2022, p. 1779.

[5] Voir le site : https://www.conseil-etat.fr/arianeweb/

[6] Note A. Bretonneau et X. Domino, préc.

[7] Nous nous permettons de renvoyer à notre article : « La modulation dans le temps des déclarations d’inconstitutionnalité et d’inconventionnalité : les droits de l’homme en suspens », RFDA 2022, p. 159.