À propos de la décision du Conseil d’État du 8 février 2023 sur la communication des notes de frais de la maire de Paris. Brèves réflexions sur la déontologie de l’exécutif local

Par Claire Glenisson

<b> À propos de la décision du Conseil d’État du 8 février 2023 sur la communication des notes de frais de la maire de Paris. Brèves réflexions sur la déontologie de l’exécutif local </b> </br> </br> Par Claire Glenisson

Le Conseil d’État a rendu un arrêt le 8 février dernier dans lequel il devait se prononcer sur l’applicabilité du régime général de communication des documents administratifs aux notes de frais de la maire de Paris et des membres de son cabinet. Il confirme que ces notes sont des documents administratifs pouvant faire l’objet d’une communication, et que celle-ci ne porte pas atteinte, par principe, à la protection de la vie privée des tiers mentionnés dans ces notes. Toutefois, il tempère cette affirmation en confirmant l’opposabilité des exceptions prévues par le Code des relations entre le public et l’administration, que l’autorité administrative devra apprécier au cas par cas, en fonction des « circonstances particulières tenant au contexte de l’événement ».

 

The Conseil d’Etat issued a decision on 8 February on the applicability of the general regime for the disclosure of administrative documents to the expense accounts of the Mayor of Paris and members of her cabinet. The court confirmed that these notes are administrative documents that can be disclosed. Moreover, such disclosure does not, in principle, infringe the protection of the privacy of the third parties mentioned in these notes. However, the decision moderates this statement by confirming the opposability of the exceptions provided for by the Code of relations between the public and the administration, which the administrative authority must assess on a case-by-case basis, according to the « particular circumstances relating to the context of the event ».

 

Par Claire Glenisson, doctorante à l’Université Panthéon-Assas

 

 

 

Dans une décision du 8 février 2023[1], le Conseil d’État a annulé la décision implicite par laquelle la maire de Paris avait refusé de communiquer à un journaliste la copie de ses notes de frais et de ses reçus de déplacements et de restauration, ainsi que des membres de son cabinet, au titre de l’année 2017, année où Paris a été désignée ville hôte des Jeux Olympiques de 2024. La décision du Conseil d’État a été saluée par plusieurs quotidiens de presse qui soulignent l’importance de cet arrêt pour la liberté de la presse[2]. Elle a également fait l’objet d’une tribune dans Le Monde par Raphaël Maurel en faveur de l’instauration d’un pouvoir d’injonction et de sanction pour la Commission d’Accès aux Documents Administratifs (CADA)[3], dont les avis sont simplement consultatifs[4].

 

En l’espèce, un journaliste avait demandé en 2018 à la maire de Paris la communication des frais mentionnés, ainsi que des autres frais de représentation engagés par la maire de Paris et les membres de son cabinet. Après un refus implicite de la maire, le journaliste avait saisi la CADA. Dans un avis du 12 juillet 2018 (n° 20180976), elle qualifie, d’une part, « sans objet » la demande à propos des frais de représentation des membres de cabinet, au motif qu’aucune indemnité ne leur est accordée sur ce point, et d’autre part, elle émet un avis favorable à la communication des autres documents demandés. À la suite de cet avis, la Ville de Paris avait accepté de communiquer les notes de frais, sous réserve de l’occultation des mentions pouvant porter atteinte à la vie privée des personnes mentionnées dans ces documents, tout en refusant d’y procéder dans les faits. Le journaliste a alors saisi le tribunal administratif de Paris, qui fait droit à sa demande dans un jugement du 11 mars 2021, la Ville de Paris se pourvoyant dès lors en cassation.  

 

En substance, cette décision pose la question suivante : jusqu’où doit aller la transparence dans les activités des exécutifs locaux ? C’est en effet ce problème qui ressort des conclusions de la rapporteure publique[5] qui souligne que la communication des notes de frais de déplacement et de restauration conduit en réalité à dévoiler l’agenda de la maire de Paris. Le présent commentaire se propose ici d’apporter un éclairage juridique sur la déontologie de l’élu local et une mise en perspective de ses évolutions.

 

 

1. Une application prévisible du régime général de communication des documents administratifs

Préalablement au commentaire de l’arrêt du Conseil d’État qui nous occupe, il est possible de noter plusieurs changements relatifs au domaine de la déontologie des élus locaux. Depuis le décret du 6 décembre 2022 (n°2022-1520), pris en application de la loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale (n°2022-217), tout élu local peut consulter un référent déontologue chargé de « lui apporter tout conseil utile au respect des principes déontologiques consacrés » dans la Charte de l’élu local, contenue à l’article L. 1111-1-1 du Code Général des Collectivités Territoriales (CGCT). Il est cependant à noter que cette consultation est facultative, et que la Charte[6] sur laquelle l’avis du référent-déontologue local se fonde, est, en l’état actuel du droit, dénuée de valeur contraignante[7]. L’extension du répertoire des représentants d’intérêts de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique à certaines fonctions exécutives locales depuis le 1er juillet 2022 constitue une autre modification importante pour la déontologie de l’élu local.

 

Dans la décision du 8 février 2023, le Conseil d’État était amené à se prononcer sur la communicabilité des notes de frais et des reçus de la maire de Paris et des membres de son cabinet. Le juge du Palais-Royal annule le jugement pour erreur de droit, en tant qu’il s’était saisi d’office de la demande du requérant au regard du régime spécial de communication prévu par l’article L. 2121-6 du CGCT, suivant en cela l’avis de la CADA. L’article L. 2121-26 du CGCT dispose en effet que toute personne physique ou morale peut demander la communication des « budgets et des comptes de la commune ». Or, si la CADA a l’obligation d’examiner l’ensemble des régimes susceptibles de s’appliquer à un document administratif faisant l’objet d’une demande de communication, l’arrêt précise qu’il n’appartient pas au juge de l’excès de pouvoir d’en faire de même, confirmant ainsi la différence de fonctions et donc d’offices entre ces deux institutions.  Le Conseil d’État conclut alors à la seule applicabilité des dispositions du régime général prévu par les dispositions du CRPA, statuant ainsi que les notes de frais constituent des documents administratifs au sens de l’article L. 300-2 de ce code. En filigrane, le développement des mécanismes de transparence, de communication, d’exemplarité ou encore de déontologie finit par poser la question de la spécificité et de la superposition des différents offices des autorités de contrôle. Acteurs invisibles dans la décision, la rapporteure publique rappelle une règle fondamentale dans ses conclusions : le contrôle de la dépense publique est d’abord et avant tout exercé par les comptables sous le contrôle des juridictions des comptes publics. Certes, les offices de la CADA, du comptable public et des juges des comptes publics, du juge de l’excès de pouvoir dans notre espèce, et potentiellement du référent déontologue local sont de nature différente, mais il est possible à tout le moins de souligner une forme de superposition des contrôles sur les dépenses de l’élu local.

 

 

2. Une application tempérée des exceptions prévues par le régime général de communication des documents administratifs

Dans sa décision du 8 février, le Conseil d’État affirme par principe que la communication des notes de frais ne porte pas atteinte à la vie privée des tiers pouvant être mentionnés dans ces notes. Toutefois, cette affirmation est amoindrie par la réserve laissée à l’autorité administrative d’occulter les mentions de tiers en cas de « circonstances particulières » liées au contexte de l’événement.

 

La CADA avait émis un avis favorable à la divulgation des notes de frais de la maire de Paris, sous la réserve que le requérant s’acquitte des frais de reproduction[8]. Alors que l’avis de la CADA ne s’était pas prononcé sur l’application des exceptions prévues par le CRPA, c’est l’opposabilité de ces exceptions qui est au cœur du raisonnement du Conseil d’État dans l’arrêt du 8 février.

 

Le raisonnement des conclusions de la rapporteure publique diffère quelque peu de la motivation de l’arrêt, même si, on le verra infra, les résultats sont similaires. La rapporteure publique souligne en effet que le CRPA retient une approche « objective » de ces exceptions, et qu’elles sont applicables « sans qu’il y ait lieu de mettre en balance l’intérêt qu’elles protègent avec l’intérêt public » de la divulgation, notamment « les enjeux du contrôle citoyen de la dépense publique », qui n’ont pas à être pris en compte dans le raisonnement du juge administratif. Le raisonnement pourrait laisser perplexe mais il est aussi compréhensible que le juge administratif ne veuille pas entrer dans un calcul de balance – et donc potentiellement une hiérarchie- des intérêts. La rapporteure publique souligne ensuite que l’espèce pose une question « sensible » sur les exceptions opposables à la communication des documents administratifs prévue par les dispositions du CRPA, et aura une influence sur la communicabilité des documents administratifs des exécutifs révélant l’agenda des ministres ou membres de cabinet.

 

Dans sa défense, la maire de Paris faisait principalement valoir que la divulgation des notes de frais portait atteinte à la vie privée des tiers pouvant être mentionnés dans ces notes, ces tiers étant protégés par le 1° de l’article L. 311-6 du CRPA. La stratégie contentieuse s’inscrit ainsi dans les évolutions récentes touchant à l’appréhension de la vie privée, ainsi que le note la rapporteure publique. La vie privée ne se limite plus à la sphère personnelle de l’individu ou d’une personne morale, mais englobe également sa sphère professionnelle (CE 7 oct. 2022, n° 443826, Association Anticor). Dans ses conclusions, la rapporteure précise que la communication de documents indiquant la rencontre entre la maire de Paris ou des membres de son cabinet avec des représentants d’intérêts, « est susceptible de porter atteinte à la protection de la vie privée de ces personnes », et que, dès lors, l’autorité administrative doit procéder à un travail d’occultation préalable des mentions sur les notes. La motivation de l’arrêt  affirme de façon beaucoup plus nette l’absence d’atteinte de principe à la vie privée de ces tiers. Ainsi, « contrairement à ce que soutient la Ville de Paris, la communication des mentions faisant le cas échéant apparaître l’identité et les fonctions des personnes invitées ne porte pas davantage atteinte, par principe, à la protection de vie privée de ces autres personnes ».

 

La motivation du Conseil d’État est toutefois plus nuancée que ne pourrait paraître cette affirmation de principe de l’absence d’atteinte à la vie privée des tiers. Le juge administratif précise en effet qu’il « appartient à l’autorité administrative d’apprécier au cas par cas, à la date à laquelle elle se prononce sur une demande de communication, si, eu égard à certaines circonstances particulières tenant au contexte de l’évènement auquel un document se rapporte », il convient d’anonymiser le nom des tiers si la communication porte atteinte «  aux secrets et intérêts protégés par les articles L. 311-5 et L. 311-6 du code des relations entre le public et l’administration ».

 

Plusieurs remarques s’imposent à la lecture de ce considérant. En premier lieu, contrairement au tribunal administratif de Paris qui avait enjoint de communiquer les documents non anonymisés, le Conseil d’État n’enjoint pas à la maire de Paris de communiquer les notes de frais et de représentation, mais seulement de réexaminer la demande du journaliste dans un délai d’un mois.

 

L’obligation de communiquer les notes de frais est en effet fortement tempérée par la possibilité pour l’autorité administrative de choisir d’occulter les mentions des tiers, en fonction du contexte, à partir du moment où une atteinte est portée aux intérêts protégés par les articles L. 311-5 et L. 311-6 du CRPA. Ce faisant, le juge administratif réaffirme le champ des exceptions opposables, en élargissant en comparaison de la motivation de la maire de Paris qui s’était focalisée principalement sur l’atteinte à la vie privée. En cela, l’arrêt s’inspire des conclusions de la rapporteure publique qui avait énuméré les exceptions pouvant potentiellement s’appliquer à l’espèce.

 

L’article L. 311-6 limite ainsi la communication des documents administratifs au seul intéressé, en cas d’atteinte à la protection de la vie privée, au secret médical, et au secret des affaires comprenant lui-même « le secret des procédés, des informations économiques et financières et des stratégies commerciales ou industrielles ». Les 2° et 3° du même article limitent également la communication des documents administratifs à l’intéressé, dans les cas où ceux-ci comportent une appréciation ou un jugement de valeur sur une personne physique identifiable ou mentionnent le comportement d’un tiers dont la divulgation pourrait lui porter préjudice.

 

L’article L. 311-5 dispose quant à lui que ne sont pas communicables les documents administratifs en cas d’atteinte au secret des délibérations du Gouvernement et des autorités responsables relevant du pouvoir exécutif, au secret de la défense nationale, à la conduite de la politique extérieure de la France ou encore à la sûreté de l’État et à la sécurité publique. Il est donc improbable que seront divulguées sans occultation les notes de frais mentionnant des représentants du Gouvernement. Il est possible de mesurer la large portée de ces exceptions, en particulier celles contenues à l’article 311-6 du CRPA, avec l’extension de la protection de la vie privée aux personnes morales de droit privé[9]. Il reviendra probablement à la jurisprudence ultérieure de déterminer la ligne de partage entre les circonstances particulières qui peuvent justifier l’occultation d’éléments contenus dans les notes de frais et les autres. En fonction de la liberté accordée à l’autorité administrative, la portée de l’arrêt pourrait être réduite à peu de choses. Toutefois, il est possible de remarquer que le régime de communication des notes de frais pour les élus locaux demeure plus étendu que celui applicable aux députés. En l’état actuel de la déontologie parlementaire, seuls les dons d’une valeur supérieure à 150 euros et les voyages émanant d’une personne morale ou physique dont ils ont bénéficié à raison de leur mandat, dont la déclaration est obligatoire en application de l’article 80-1-2 du Règlement de l’Assemblée nationale, sont publiés sur le site de l’Assemblée nationale[10]. Les notes de frais avancés par l’Avance de frais de mandat sont quant à elles contrôlées par le Déontologue de l’Assemblée nationale et ne sont pas rendues publiques, contrairement aux déclarations de dons et de voyages.

 

 

 

[1] Conseil d’État, 10ème – 9ème chambres réunies, 08/02/2023, 452521, mentionné aux tables du recueil Lebon.

[2] « Le Conseil d’État donne raison à un journaliste réclamant les notes de frais d’Anne Hidalgo », Le Figaro, 8 février 2023, https://www.lefigaro.fr/politique/paris-le-conseil-d-etat-donne-raison-a-un-journaliste-reclamant-les-notes-de-frais-d-anne-hidalgo-20230208 ; « Paris : Anne Hidalgo sommée de transmettre ses notes de frais à un journaliste », M.-A. Gairaud, https://www.leparisien.fr/paris-75/paris-anne-hidalgo-sommee-de-transmettre-ses-notes-de-frais-a-un-journaliste-09-02-2023-DDHX2VYSUVDZDLNPS3KME2USEQ.php.

[3] R. MAUREL, « L’accès aux documents administratifs est une obligation juridique », Tribune, Le Monde, le 20 février 2023, https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/02/20/l-acces-aux-documents-administratifs-est-une-obligation-juridique_6162546_3232.html

[4] En l’état actuel du droit, la CADA ne dispose d’un pouvoir de sanction en prononçant des amendes, qu’en cas de réutilisation des informations publiques en violation des dispositions du CRPA (article L. 326-1).

[5] Nous remercions très sincèrement Esther de MOUSTIER de nous avoir communiqué ses conclusions, ainsi que le service de la diffusion de la jurisprudence du Conseil d’État.

[6] La Charte dispose notamment que : « 1. L’élu local exerce ses fonctions avec impartialité, diligence, dignité, probité et intégrité. » et que « 2. Dans l’exercice de son mandat, l’élu local poursuit le seul intérêt général, à l’exclusion de tout intérêt qui lui soit personnel, directement ou indirectement, ou de tout autre intérêt particulier ».

[7] M. Verpeaux et L. Janicot, Droit des collectivités territoriales, 2e édition, LGDJ Lextenso, 2021, p. 318.

[8]  Selon les modalités de l’arrêté du 1er octobre 2001 relatif aux conditions de fixation et de détermination du montant des frais de copie d’un document administratif et d’envoi.

[9] C. HELAINE, « Les personnes morales ont-elles une vie privée ? Le Conseil d’État confirme sa position, CE 7 oct. 2022, n° 443826 », Dalloz Actualité, 12 octobre 2022 ; X. DUPRE DE BOULOIS, « La vie privée des personnes morales au secours de l’évitement de l’impôt (obs. sous ce sect., 7 oct. 2022, Association Anticor) », RDLF, 2023 chron. n°01.

[10] https://www2.assemblee-nationale.fr/qui/deontologie-a-l-assemblee-nationale#node_64233

 

 

Crédit photo : jpellgen / Flickr / CC BY NC-ND 2.0