L’audition d’un ancien chef de l’État devant une commission d’enquête de l’Assemblée nationale, un renforcement de la responsabilité du Président de la République à relativiser

Par Michael Koskas

<b> L’audition d’un ancien chef de l’État devant une commission d’enquête de l’Assemblée nationale, un renforcement de la responsabilité du Président de la République à relativiser </b> </br> </br> Par Michael Koskas

Le 16 mars dernier, Nicolas Sarkozy et François Hollande étaient invités à rendre compte de leur action d’ancien Président de la République devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. La présence d’anciens chefs de l’État répondant ainsi aux questions des parlementaires présente un caractère inédit dans l’histoire de la Cinquième République. En rupture avec la pratique jusqu’alors instituée, selon laquelle les anciens présidents de la République jouissent de l’irresponsabilité politique qui s’attache à la fonction présidentielle, ces auditions renforcent la responsabilité politique du Président de la République. L’appréciation mérite toutefois d’être relativisée dès lors qu’elle concerne d’anciens chefs de l’État ne pouvant plus, en conséquence, faire l’objet de destitution.

 

On 16 March, Nicolas Sarkozy and François Hollande were called upon to give an account of their actions as Presidents of the Republic before a committee of enquiry of the Assemblée nationale aimed at establishing the reasons for France’s loss of sovereignty and energy independence. The presence of former Presidents answering questions from parliamentarians is unprecedented in the history of the Fifth Republic of France. This situation is breaking with the current practice, according to former presidents of the Republic enjoy the political irresponsibility that is attached to the presidential office, these hearings reinforce the political responsibility of the French President of the Republic. However, the assessment can be put in perspective when it concerns former Presidents who are therefore no longer exposed to destitution procedure.

 

Par Michael Koskas, Docteur en droit public qualifié aux fonctions de maître de conférences, enseignant-chercheur contractuel à l’Université de Cergy Paris

 

 

 

Nicolas Sarkozy et François Hollande ont accepté de se rendre à l’Assemblée nationale le 16 mars dernier afin d’être auditionnés devant la commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France[1]. Pour reprendre les mots du Président de la commission Raphaël Schellenberger[2], les anciens chefs de l’État étaient successivement invités, à « s’entretenir avec les députés sur les orientations de la politique énergétique définie au cours de leurs mandats respectifs ». L’objet de la convocation était donc clair : rendre compte devant les parlementaires de leurs actions politiques au cours de leurs présidences respectives.

 

Sauf à relever le contenu de l’audition où les deux hommes se rejettent mutuellement les responsabilités des difficultés actuelles de la filière nucléaire française, l’évènement n’a, semble-t-il, guère suscité l’enthousiasme des journalistes. Qu’un ancien Président de la République (deux en l’espèce) réponde aux questions des parlementaires sur ses choix politiques reste toutefois nouveau sous la Cinquième République. Jusqu’au 16 mars dernier, l’interprétation de la Constitution ne permettait pas à l’actuel Chef de l’État comme à un ancien Président de la République de rendre compte de son action devant le Parlement ou tout autre organe politique. Le régime de l’irresponsabilité du Président de la République définit à l’article 67 al. 1 de la Constitution précise en effet que ce dernier ne peut être tenu responsable des actes accomplis en cette qualité, réserve faite d’une mise en cause de cette responsabilité devant la Cour pénale internationale (art. 53-2) ou devant la Haute Cour (art. 68). Interrogé à ce sujet à l’occasion d’une convocation de son prédécesseur devant la commission d’enquête constituée dans le cadre de l’affaire des « avions renifleurs », François Mitterrand, en 1984, refusait que Valery Giscard d’Estaing se rende devant les parlementaires, estimant qu’en dépit de l’achèvement de son mandat, ce dernier bénéficiait toujours du régime de l’irresponsabilité.

 

La présence de Nicolas Sarkozy et François Hollande dans la salle Lamartine de l’Assemblée nationale à des fins de reddition de compte politique constitue ainsi un inédit et une entorse à la règle exprimée il y a quarante ans par François Mitterrand. Bien que cette audition participe d’un renforcement de la responsabilité politique du chef de l’État, elle mérite d’être relativisée eu égard à l’impossibilité d’engager la responsabilité politique d’un ancien Président de la République devant la Haute Cour.

 

 

Un renforcement inédit de la responsabilité politique du Président de la République

En acceptant de répondre aux sollicitations des députés de la commission d’enquête afin de défendre leurs actions en faveur de la filière énergétique française, Nicolas Sarkozy et François Hollande ont contribué à réformer, au moins en l’espèce, le régime constitutionnel de l’irresponsabilité du Président de la République. L’hypothèse d’après laquelle les auditions du 16 mars conduisent à un renforcement sans précédent de la responsabilité politique du Président de la République, au détriment de celle des membres du gouvernement, peut être soutenue par plusieurs considérations.

 

D’abord, nous l’évoquions tout juste, parce qu’elle ne connait pas de précédent dans l’histoire de la Cinquième République. Pour mesurer la portée de la venue de Nicolas et Sarkozy et François Hollande, on peut se référer à l’allocution d’ouverture du président de la commission d’enquête : « entendre deux anciens présidents de la République constitue, en effet, un précédent dans la procédure des commissions d’enquête, en tout cas au cours de la Vème République ». Le substantif utilisé par Raphaël Schellenberger raisonne curieusement avec les doutes exprimés le 10 août 1984 par Valery Giscard d’Estaing sur sa présence devant les députés de la commission d’enquête : « Cette demande d’audition […] est de nature à créer un précédent ». Abondant dans le sens de son prédécesseur, François Mitterrand signifia très clairement dans sa réponse en date du 29 août 1984 « qu’en vertu d’une longue et constante tradition républicaine et parlementaire, confirmée par la Constitution du 4 octobre 1958 […], la responsabilité du Président de la République ne peut être mise en cause devant le Parlement. Cette immunité s’applique au Président de la République non seulement pendant toute la durée de ses fonctions, mais également au-delà pour les faits qui se sont produits pendant qu’il les exerçait ». Quarante ans plus tard, c’est le chef de l’État lui-même qui se soumet à une reddition de compte politique, ce qui n’échappe pas à l’ancien président socialiste qui ne manque pas de souligner avant de quitter le Palais-Bourbon : « si je suis venu, ce n’est pas […] simplement pour rendre compte de mon action — le Premier ministre et les ministres que j’avais nommés et que vous avez auditionnés pouvaient le faire à ma place ».

 

Les auditions de Nicolas Sarkozy et de François Hollande ne sauraient, ensuite, se confondre avec l’audition d’un ancien Président de la République conduit à témoigner (spontanément ou non) à l’occasion d’un procès pénal. L’actualité de ces dernières années a suscité de nombreuses controverses relatives à la conformité de telles auditions à l’article 67 de la Constitution. L’une d’entre elles s’est manifestée en 2021 lorsque Nicolas Sarkozy a été amené à témoigner devant le Tribunal correctionnel de Paris à l’occasion du procès des « sondages de l’Élysée ». Des auteurs ont ainsi dénoncé une atteinte à l’immunité du Président de la République dès lors que l’audition de Nicolas Sarkozy pouvait être entendue comme une reddition de compte politique devant l’institution judiciaire. Néanmoins, sauf à considérer que la 35e chambre correctionnelle du Tribunal judiciaire de Paris est susceptible de mettre en œuvre la responsabilité politique des élus, l’audition d’un président en tant que témoin ne semble pas susceptible d’engager la responsabilité politique du Président de la République, pas plus d’ailleurs qu’elle n’engage sa responsabilité pénale comme le souligne Mathieu Carpentier. La justice ne saurait s’apparenter, de notre point de vue, à une commission d’enquête, telle que celle instituée à propos de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique. À la différence d’un tribunal citant un chef de l’État à témoin, l’objet de l’audition a précisément pour objet de confronter Nicolas Sarkozy et François Hollande à leurs choix politiques devant une institution de type politique.

 

Au caractère inédit de la mise en œuvre de la responsabilité présidentielle, pourrait-être opposé un dernier argument : l’irresponsabilité a déjà subi une entorse avec la réforme constitutionnelle de 2008 qui introduit la possibilité pour le chef de l’État de prendre la parole devant les parlementaires réunis en Congrès. La justification n’est toutefois pas convaincante eu égard à l’usage de cette allocution présidentielle prévue à l’article 18 al. 2 de la Constitution. Sauf à ce que les Présidents de la République s’en saisissent au travers d’une approche « responsabilisante », il apparait difficile d’assimiler la déclaration du Président à un outil de responsabilité[3]. Deux éléments confortent, pour l’heure, cette hypothèse : l’initiative de la réunion laissée à la discrétion du Président et la tenue d’un débat hors de sa présence[4].

 

 

Un renforcement limité par l’absence de conséquence sur la responsabilité politique des anciens Présidents de la République

Si la venue des anciens chefs de l’État à l’Assemblée nationale constitue la mise en œuvre inédite de la responsabilité présidentielle, elle peut être relativisée du fait de leur statut d’ancien Président de la République. D’un point de vue purement téléologique, ni Nicolas Sarkozy ni François Hollande ne risquent une quelconque mise en cause de leur responsabilité politique dès lors qu’ils ne peuvent plus faire l’objet d’une destitution par la Haute Cour. Il est donc possible de soutenir que la responsabilité politique du chef de l’État s’achève avec son mandat[5].

 

Se pose alors une question centrale : l’extinction de la responsabilité politique des Présidents à la fin de leur mandat est-elle susceptible de rejaillir sur le régime de l’irresponsabilité présidentielle en permettant, le cas échéant, aux anciens présidents de la République de rendre compte de leur action politique devant les parlementaires ? Soutenir une telle hypothèse reviendrait à fragmenter la signification l’article 67 al. 1 de la Constitution dans la mesure où le régime de l’irresponsabilité pénale obéirait à une logique distincte de l’irresponsabilité politique. À la différence de l’irresponsabilité politique, le régime de l’irresponsabilité pénale ne saurait en aucun cas être considéré comme définitivement éteint à la fin du mandat du chef de l’État en ce que celui-ci reste susceptible de faire l’objet de poursuites.

 

La thèse selon laquelle les actes du chef de l’État ne peuvent donner lieu à une reddition de compte politique est principalement alimentée par une justification retrouvée dans les mots de François Hollande en clôture de son audition : « j’avais toute liberté de ne pas répondre à votre invitation en prétextant la séparation des pouvoirs ». Si l’argument de la séparation des pouvoirs trouve un certain écho en ce qu’il convient de ne pas entraver l’action présidentielle, sa pertinence se trouve significativement réduite pour le cas des anciens présidents : peuvent-ils bénéficier de ce cette protection alors même qu’ils n’exercent plus le pouvoir ? La question reste ouverte, mais il faut mesurer les enjeux d’une prise de position sur la signification de l’irresponsabilité prévue à l’article 67 al. 1 de la Constitution. Admettre, comme le suggère François Hollande, le bénéfice de la séparation des pouvoirs aux anciens présidents de la République présente l’intérêt de préserver l’unité du concept d’irresponsabilité (l’irresponsabilité pénale comme l’irresponsabilité politique perdurent à la suite du mandat présidentiel). La position opposée contribue certes à scinder l’article 67 al. 1 en différents régimes (l’irresponsabilité politique s’éteint avec le mandat du Président tandis que l’irresponsabilité pénale perdure), elle présente en retour l’intérêt de ne pas étirer de manière sans doute excessive le concept de séparation des pouvoirs.

 

 

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En résumé, les auditions des anciens Présidents de la République Nicolas Sarkozy et François Hollande par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France constituent un précédent. Prenant le contrepied de la position exprimée en 1984 par François Mitterrand, ces auditions contribuent, de manière inédite sous la Cinquième République, à renforcer la responsabilité présidentielle, quand bien même ces auditions concernent des présidents ayant achevé leur mandat.

 

Pour surprenantes qu’elles soient, ces redditions de compte politique du 16 mars dernier ne sauraient être considérées au-delà du cas d’espèce. En effet, elles n’emportent pas pour autant, de manière définitive, l’institution d’une nouvelle règle selon laquelle les anciens Présidents sont désormais tenus de se rendre devant les parlementaires pour rendre compte de leur action — pas plus d’ailleurs que la position exprimée par François Mitterrand n’instituait une doctrine insusceptible d’être modifiée. Rien ne contraint aujourd’hui encore les anciens Présidents à se rendre devant les commissions parlementaires. Parmi les facteurs susceptibles d’orienter les décisions des chefs de l’État, sans doute faut-il prêter une attention significative à la représentation qu’ils attachent à la fonction présidentielle et le recours à la justification de la séparation des pouvoirs comme prétexte pour décliner une convocation devant ces organes politiques.

 

 

 

[1] J’adresse mes plus vifs remerciements à Mathieu Carpentier pour ses recommandations dans la rédaction de ce billet, et à Thibaud Mullier pour sa patiente relecture.

[2] La commission d’enquête a rendu public son rapport le jeudi 6 avril dernier.

[3] M. Carpentier, « Quelques points aveugles de l’irresponsabilité du président de la République », Les cahiers Portalis, n°9, 2022.

[4] En juillet 2018, le Président Emmanuel Macron a fait inscrire dans le projet de révision constitutionnelle en cours d’examen à la chambre basse une disposition autorisant le Président à prendre part au débat qui suit sa déclaration. L’entrée en vigueur d’une telle disposition amènerait de toute évidence à reconsidérer la portée de cette déclaration sur le régime de l’irresponsabilité politique du Président de la République.

[5] M. Carpentier, « Quelques points aveugles de l’irresponsabilité du président de la République », op. cit.

 

 

 

Crédit photo : GCIS / Gouvernement d’Afrique du Sud / CC BY-ND 2.0