Le Conseil constitutionnel n’est pas une Cour suprême : l’instrumentalisation discutable du juge constitutionnel français dans l’épisode de la réforme des retraites

Par Samuel Turi

<b> Le Conseil constitutionnel n’est pas une Cour suprême : l’instrumentalisation discutable du juge constitutionnel français dans l’épisode de la réforme des retraites </b> </br> </br> Par Samuel Turi

Clôturant une séquence législative particulièrement mouvementée, le Conseil constitutionnel a, le 14 avril 2023, déclaré conforme à la Constitution la majorité des dispositions de la loi de financement rectificative de la sécurité sociale (LFRSS)[1]. Guère surprenante sur le fond, la mesure phare de report de l’âge légal de 62 à 64 ans ayant été validée, c’est davantage la place qu’a occupée le Conseil dans le débat public qui pose question. Érigé en « juge de paix » du conflit opposant l’exécutif, les organisations syndicales, les partis d’opposition et une partie de l’opinion, le juge constitutionnel a endossé malgré lui un rôle qui n’est pas le sien[2]. Le présent billet propose une lecture critique de l’instrumentalisation de la justice constitutionnelle et de ses dangers potentiels.

 

Closing a turbulent legislative sequence, the Constitutional Council, on April 14, 2023, declared the majority of the provisions of the amending social security financing law to be constitutional. Hardly surprising, it is more the place occupied by the Council in the public debate which raises questions. Set up as a “justice of the peace” in the conflict between the executive, the trade unions, the opposition parties and part of the public, the constitutional judge has despite himself taken on a role that is not his. This post offers a critical reading of this instrumentalization of constitutional justice and its potential dangers.

 

Par Samuel Turi, Doctorant contractuel en droit public, Université de Lille, CRDP, ULR 4487

 

 

 

Rarement le Conseil constitutionnel aura suscité une telle attention médiatique. Scrutée par les oppositions parlementaires, les organisations syndicales et le Gouvernement, la décision des « sages » était attendue, très attendue, trop attendue… C’est pourtant sans surprise que l’essentiel du dispositif a été validé. Car si la régularité du véhicule législatif (PLFRSS), de l’accumulation des outils procéduraux mobilisés par l’exécutif (art 49.3 ; 47-1 ; 44.3…) et de la place de plusieurs « cavaliers sociaux » (index sénior notamment) pouvait légitimement être interrogée, celle de l’article 7, moteur de la contestation, avait quant à elle peu de chance d’être remise en cause. Toutefois, c’est moins l’argumentation juridique développée par le Conseil, qui ne manquera d’ailleurs pas d’être abondamment commentée, que la place que ce dernier a occupé dans le débat public qui pose question.

 

Certes, la décision du 14 avril 2023 marque incontestablement la fin d’une séquence politique. Du recours (discutable) à l’article 47-1 de la Constitution à la promulgation (rapide) du texte par le Président de la République en passant par l’échec (à neuf voix près) d’une motion de censure transpartisane, elle clôt une séquence législative atypique qui n’a guère contribué à redorer l’image de l’institution parlementaire, et plus particulièrement de l’Assemblée nationale.

 

Certes, cette décision valide l’essentiel de la LFRSS, tant sur le fond (report de l’âge légal) que sur la forme (stratégie procédurale du Gouvernement). Mais celle-ci conclue-t-elle véritablement, selon les termes de la Première ministre et de la majorité, le « processus démocratique »[3] ? N’est-ce pas déformer la fonction du juge constitutionnel que d’assimiler ses décisions, reposant sur une argumentation fondée en droit, à un acte de légitimation (ou de délégitimation) d’un projet politique ? Un tel raisonnement ne traduit-il pas une confusion quant à la fonction du juge et, plus largement, de la justice constitutionnelle ? L’actualité de la réforme des retraites offre un terrain de réflexion intéressant pour saisir la mutation de la place du Conseil dans le débat public, mutation qui n’est pas sans risque pour la stabilité des institutions et les rapports entre les pouvoirs publics constitutionnels.

 

 

Une instrumentalisation juridiquement infondée : la décision ne conclut, en elle-même, aucun processus démocratique

Depuis sa création, le Conseil constitutionnel est régulièrement amené à se prononcer sur la conformité de dispositions suscitant un vif intérêt sociétal et médiatique. À ce titre, sa fonction d’interprète juridictionnel de la Constitution le place inéluctablement en « mauvaise posture »[4], celle d’un équilibriste en charge de concilier des intérêts contradictoires. Cette problématique n’est pas nouvelle et s’inscrit dans un débat plus large, celui de l’opposition « binaire entre la suprématie judiciaire et la souveraineté du législateur »[5]. Le contrôle a priori de constitutionnalité est un terrain particulièrement propice à cette opposition, tant en raison des conditions de la saisine (temporalité, auteurs) que des effets de la décision (la disposition déclarée inconstitutionnelle ne pouvant être, sur le fondement de l’article 62 alinéa 1er, ni promulguée, ni mise en application). À ces réalités normatives se greffent par ailleurs des éléments extra-juridiques qui, bien que ne figurant pas explicitement dans la décision du Conseil, ne peuvent être intégralement occultés, au risque d’avoir du juge constitutionnel une vision idéalisée, celle d’une assemblée de « sages » délibérant dans une tour d’ivoire. Les images d’un Conseil statuant derrière des barricades et sous la protection d’un long cortège de CRS suffisent à discréditer, sinon relativiser cette lecture…

 

Outre ces éléments, les commentaires de l’ensemble des parties prenantes au conflit social au cours de la procédure d’instruction illustrent la réalité de la pression politique à laquelle sont soumis les juges constitutionnels. Pour les défenseurs de la réforme, dont les déclarations traduisaient un certain optimisme, la décision allait marquer l’étape ultime du « processus démocratique » et opérer la légitimation juridictionnelle du projet de réforme des retraites. Pour une partie des opposants, certes moins confiants quant à l’issue du litige, elle était au contraire l’occasion de dénoncer l’usage abusif des outils du parlementarisme rationalisé ou, pour reprendre une formule doctrinale, « des instruments techniques du parlementarisme négatif »[6]. Ces attentes contradictoires n’ont rien d’étonnant et constituent la condition même du jeu démocratique, chaque partie faisant valoir ses arguments juridiques. Les parlementaires d’une part, dans le cadre de leur saisine et audition devant les magistrats instructeurs. Le Gouvernement d’autre part, à l’occasion de ses observations écrites.

 

Toutefois, si clore une séquence législative est une chose, conclure un processus démocratique en est une autre. Dans le premier cas, il s’agit d’une réalité d’ordre procédural : la loi suit et achève son cheminement logique (dépôt, discussion, adoption, examen de constitutionnalité, promulgation, entrée en vigueur). Le Conseil constitutionnel remplit dans cette séquence une fonction identifiée. De sa décision dépendra le sort de la disposition litigieuse. Si celle-ci est déclarée conforme à la Constitution, elle peut être promulguée, entrer en application et pleinement s’intégrer dans l’ordre juridique interne. Dans le second cas, il s’agit au contraire d’une affirmation de nature politique, laissant sous-entendre qu’une décision juridictionnelle empêcherait toute intervention ultérieure des décideurs publics sur le sujet tranché par le juge constitutionnel.

 

Or, une telle affirmation est juridiquement discutable. La Constitution du 4 octobre 1958 offre en effet à ces derniers un certain nombre d’instruments normatifs leur permettant de contrer, malgré l’article 62 de la Constitution, l’autorité de la décision du Conseil. Par exemple, en cas de censure d’une ou plusieurs dispositions législatives, le pouvoir constituant dispose de la possibilité de recourir, selon l’expression du doyen Vedel, au « lit de justice constitutionnel », technique consistant à modifier la Constitution en vue de parer à une déclaration d’inconstitutionnalité. Inversement, et bien que contre-intuitifs, des outils juridiques permettent également aux pouvoirs publics de « surmonter » une décision de conformité, notamment lorsque celle-ci a été prononcée dans un climat politique sensible. C’est ainsi que, quelques jours avant la décision du 14 avril, les opposants à la réforme appelaient le Président de la République, non pas à refuser de promulguer le texte, la promulgation n’étant pas un choix mais une obligation imposée par le texte constitutionnel (article 10 alinéa 1er), mais à réitérer le précédent de 2006, dans lequel le chef de l’État avait demandé de ne pas appliquer la loi instituant le « contrat première embauche »[7].

 

Une option alternative aurait pu consister à solliciter, avant l’expiration du délai de promulgation, une nouvelle délibération du Parlement (article 10 alinéa 2). Cette dernière option a été utilisée à trois reprises depuis le début de la Vème République et pouvait éventuellement constituer une porte de sortie[8]. Ouverte par décret du Président de la République, cette procédure permet en effet au Parlement de reprendre, en intégralité ou en partie, l’examen du texte adopté, entraînant ainsi l’ouverture d’une nouvelle séquence parlementaire. Telles n’ont pas été les options retenues par l’exécutif puisque la loi a été promulguée dans la nuit du 14 au 15 avril[9] et entrera en vigueur au mois de septembre 2023. Le choix de recourir ou non à ces instruments relève de l’opportunité politique. L’objet de la présente analyse n’a pas vocation à critiquer leur mobilisation (ou plus exactement leur absence de mobilisation), mais simplement à rappeler leur existence juridique.

 

Une décision du Conseil constitutionnel, quelle que soit sa nature, n’a ainsi ni pour objet ni pour effet de clôturer un processus démocratique. Elle ouvre une nouvelle séquence offrant aux pouvoirs publics, s’ils souhaitent toutefois le mobiliser, un large éventail de choix. Il convient en outre de souligner que la séquence juridictionnelle de cette réforme est loin d’être arrivée à son terme, les organisations syndicales ayant d’ores et déjà évoqué leur intention de contester devant le Conseil d’État les décrets d’application dont la publication est envisagée pour le mois de mai.

 

Ainsi, pour reprendre les termes de Hans Kelsen, la justice constitutionnelle ne doit pas être « conçue comme une sorte de limite extérieure au système de la démocratie représentative, mais comme une institution qui [peut et doit] tenir sa place au sein même du régime représentatif et démocratique »[10].

 

 

Une instrumentalisation politique contreproductive : la survalorisation de la place du Conseil constitutionnel

Au-delà des implications juridiques et politiques de cette décision, la séquence de la réforme des retraites amène à nous interroger plus généralement sur l’importance (disproportionnée) qu’occupe le Conseil constitutionnel dans le débat public. Ce dernier a en effet été l’objet, dans les jours précédant la décision du 14 avril, d’une attention médiatique particulière qui n’a pas contribué, bien au contraire, à la compréhension de son office. Assurément, la médiatisation du juge constitutionnel, de ses attributions et de ses méthodes de travail n’est pas en elle-même problématique. Elle participe incontestablement à la démocratisation de la connaissance du droit et de la Constitution, ce qui ne peut qu’être encouragé. Néanmoins, ce processus de démocratisation devient contreproductif lorsqu’il s’accompagne de déclarations juridiquement discutables, consistant en l’espèce à survaloriser la position « politico-institutionnelle »[11] du Conseil constitutionnel et à l’ériger en maître des horloges.

 

Cette survalorisation se manifeste essentiellement dans les discours des responsables politiques. Ainsi, à l’occasion des vœux à la presse prononcés le 13 janvier 2023, le secrétaire général du parti Renaissance Stéphane Séjourné évoquait les différentes pistes de réflexions envisagées pour moderniser les institutions, l’une d’entre elles visant à faire du Conseil une « vraie Cour suprême à la française ». Il ne s’agit bien évidemment pas de revenir sur les limites et impasses de cette comparaison, largement critiquée par la doctrine à l’occasion de l’entrée en vigueur de la question prioritaire de constitutionnalité[12]. Toutefois, ce débat ne saurait être réduit à une simple controverse sémantique. Cette confusion n’est effectivement pas sans incidence, à la fois sur le regard porté sur le travail du Conseil constitutionnel, mais aussi et surtout sur ce que l’on attend de lui. Elle véhicule et entretient l’image d’une juridiction dont les décisions de conformité, reposant sur une argumentation juridique, valent assentiment politique.

 

Historiquement, l’idée que le Conseil puisse être assimilé à une Cour suprême a été contredite par Michel Debré dans son discours au Conseil d’État du 27 août 1958. Sa création, dit-il, « manifeste la volonté de subordonner la loi, c’est-à-dire la volonté du Parlement, à la règle supérieure édictée par la Constitution ». Son office se limite ainsi, malgré l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité et l’existence d’une jurisprudence abondante et parfois audacieuse, à un simple contrôle de l’antinomie normative, excluant tout examen relatif à l’opportunité de la loi. La décision du 14 avril 2023 n’est pas autre chose qu’une confirmation de cet office. Le Conseil constitutionnel n’avait pas à décider de déplacer ou non l’âge légal de 62 à 64 ans, mais simplement à « vérifier si la procédure qui a été suivie pour adopter la loi et si les principes constitutionnels qui sont fixés dans notre texte suprême ont été respectés »[13]. L’on comprend les limites de la comparaison avec le travail de la Cour suprême américaine, qui tranche des questions de fond particulièrement sensibles sur la base de méthodes d’interprétation différant fondamentalement de celles utilisées par le juge constitutionnel français. Aux États-Unis, l’opposition entre les tenants de la théorie « originaliste » de l’interprétation et de celle de la « Constitution vivante » représente effectivement un enjeu majeur susceptible d’influer substantiellement sur les droits et libertés des citoyens américains. En témoigne le renversement récent de la jurisprudence Roe vs Wade par la décision Dobbs v. Jacksons women’s health organization, 597 U.S, qui trouve sa justification dans la composition essentiellement conservatrice de la juridiction. En France, les décisions du Conseil, et par extension le raisonnement juridique qui les fondent, sont loin de revêtir une telle portée politique, le juge constitutionnel se réfugiant dans sa traditionnelle réserve d’opportunité.

 

Quoi qu’il en soit, cette séquence juridictionnelle aura contribué à accentuer la fragilité du Conseil constitutionnel, de sa légitimité et de la compréhension de sa fonction avant tout juridique. Placé (à tort) sur le devant de la scène politique, il semble condamné irrémédiablement à l’instrumentalisation et à la vindicte. La justice constitutionnelle mérite mieux.

 

 

 

[1] Décision n° 2023-849 DC du 14 avril 2023, Loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023.

[2] https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/04/16/reforme-des-retraites-le-conseil-constitutionnel-a-perdu-une-chance-de-retablir-un-degre-d-equilibre-entre-les-pouvoirs_6169737_3232.html

[3] E. Borne, 14 avril 2023 : « Le texte arrive à la fin de son processus démocratique. Ce soir, il n’y a ni vainqueur, ni vaincu »

[4]  D. Baranger, « L’interprète est toujours en mauvaise posture – Propositions exploratoires pour une délimitation et une modélisation de l’interprétation juridique », http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3401455.

[5] M. Altwegg-Boussac « Le concours des organes politique et juridictionnel à la garantie des droits. Regard sur une modélisation alternative de la justice constitutionnelle », Jus Politicum, n° 13.

[6] A. Le Divellec, « Parlementarisme négatif, gouvernement minoritaire, présidentialisme par défaut : la formule politico-constitutionnelle perdante de la démocratie française », Blog de Jus Politicum, 5 avril 2023.

[7] Loi n°2006-396 du 31 mars 2006.

[8] Voir, par exemple, les décisions n°85-197 DC et n°2003-468 DC.

[9] JORF n°0089 du 15 avril 2023.

[10] H. Kelsen, La démocratie, sa nature, sa valeur, trad. Ch. Eisenmann, Paris, Dalloz, 2004.

[11] V. D. Baranger, « « Un spectacle lamentable » : La réforme des retraites entre opposition radicale et mauvaises pratiques gouvernementales », Blog de Jus Politicum, 9 mars 2023.

[12] V. B. Mathieu, « Le nouveau Conseil constitutionnel au regard de la catégorie des Cours suprêmes. Réflexions autour de la question prioritaire de constitutionnalité », Les Cahiers de la Justice, vol. 2, no. 2, 2010, pp. 5-12.

[13] V. A. Guigue, France Bleu Pays de Savoie, 14 avril 2023.

 

 

 

Crédit photo : Patrick Janicek, Flickr, CC BY-2.0, recadrée. Le 14 avril 2023, devant le Conseil constitutionnel, des manifestants se réunissent avant la publication de la décision n° 2023-849 DC, Loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023.