Contre-actualité. Brèves réflexions sur la décision n° 2024-159 ORGA du 28 mai 2024, Décision portant création du comité d’histoire du Conseil constitutionnel

Par Elina Lemaire

<b> Contre-actualité. Brèves réflexions sur la décision n° 2024-159 ORGA du 28 mai 2024, Décision portant création du comité d’histoire du Conseil constitutionnel </b> </br> </br> Par Elina Lemaire

Par une décision n° 2024-159 ORGA du 28 mai 2024, le Conseil constitutionnel a décidé de se doter d’un « comité d’histoire ». Cette création s’inscrit dans un vaste mouvement, amorcé en France dans les années 1970, d’animation historique institutionnelle. Basé sur la mise en relation et le travail commun de membres (ou anciens membres) des institutions concernées et de chercheurs, ce mouvement présente de nombreux avantages. Il ne faut toutefois pas en négliger les dangers, et singulièrement celui d’une production historique sous surveillance.

 

On May 24, the French Constitutional Council created a “history committee”. Since the beginning of the 1970s, many French administrations have created such internal committees, specialized in historical “animation”. This movement has many advantages. However, it is not free from dangers, particularly that of the production of history under institutional control.

 

Par Elina Lemaire, professeur de droit public à l’Université de Bourgogne, CREDESPO, Institut Michel Villey

 

 

 

Le 28 mai 2024, par sa décision n° 2024-159 ORGA, le Conseil constitutionnel s’est doté d’un « comité d’histoire ». Rendue aux visas de l’article 63 de la Constitution, de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel et du décret du 13 novembre 1959 relatif à l’organisation de son secrétariat général, cette décision, délibérée par le collège des membres, a été prise par le président au titre de son pouvoir administratif d’organisation du « service ».

 

Cette décision précise la mission du « comité d’histoire » ; elle mentionne quelques-uns des moyens qu’il pourra mettre en œuvre pour l’accomplir ; elle en fixe la composition et définit brièvement quelques règles organisationnelles.

 

En application des dispositions de son article 1er, le comité d’histoire du Conseil constitutionnel a pour mission « d’initier, d’appuyer et de valoriser des travaux de recherches sur l’histoire du Conseil constitutionnel et sur l’histoire du constitutionnalisme en France ». Pour ce faire, le comité d’histoire peut « notamment proposer au Président du Conseil constitutionnel l’organisation de colloques ou de journées d’études ainsi que la diffusion et la promotion auprès d’un large public de travaux sur ces questions ». Ce comité est composé de membres et d’anciens membres de l’institution, d’universitaires ainsi que de « personnalités qualifiées dans le domaine des institutions et des archives publiques », dans des proportions qui ne sont pas précisées (art. 2). Le président du Conseil constitutionnel, qui préside le comité, est également habilité à en désigner les membres. La décision prévoit enfin que le comité se réunit « au moins trois fois par an », et que son secrétariat est assuré par le secrétaire général du Conseil constitutionnel (art. 3).

 

La création du comité d’histoire du Conseil s’inscrit dans un large mouvement, très français, de production historique à l’initiative des institutions publiques (et parfois même privées) (I). Si ce mouvement présente d’incontestables avantages du point de vue de la conservation de la mémoire des institutions, il n’est pas sans danger dans la mesure où il peut conduire à la production d’un savoir historique sous contrôle (II).

 

 

I – Brève histoire des comités d’histoire

Prenant conscience qu’elles étaient des « acteurs majeurs de l’Histoire »[1], de nombreuses administrations se sont dotées, à compter des années 1970, de structures internes « d’animation historique »[2], chargées de susciter des travaux scientifiques et de conserver la mémoire institutionnelle. Le ministère de l’éducation nationale et le ministère des affaires sociales furent pionniers en la matière, avec la création d’une commission permanente d’histoire de l’éducation (en 1972) et du comité d’histoire de la sécurité sociale (en 1973). Le mouvement s’est amplifié dans les années 1980 et il n’est manifestement pas achevé. Un comité d’histoire de la Cour de cassation a été créé en 2018[3] ; en mars dernier, la ministre du travail a quant à elle constitué un « comité d’histoire des administrations chargées de la santé » (arrêté du 11 mars 2024). Présidé par Mme Roselyne Bachelot, ce comité est chargé de « reconstituer l’histoire de la politique publique de la santé, d’approfondir les connaissances historiques sur le rôle du ministère chargé de la santé, notamment en matière de gestion des crises sanitaires et de développer un programme de recueil de témoignages » (art. 2).

 

C’est dans ce mouvement que s’inscrit la création du comité d’histoire du Conseil constitutionnel, qui cohabite désormais avec une multitude de structures similaires : comité pour l’histoire économique et financière de la France (1987), du ministère chargé de la culture (1993), de l’équipement, des transports et du logement (1995), de l’agriculture, et de la Poste (1995), de la défense (1998), de l’(ex-)ENA (1999), du Conseil d’État[4] et de l’électricité et de l’énergie (2001), des ministères chargés de la jeunesse et des sports et de la ville de Paris (2007), de la Cour des comptes et des juridictions financières (2009). Ce mouvement n’a pas épargné les structures privées, certaines entreprises y ayant également adhéré (ainsi de la Société générale qui en 2005 a instauré sa « mission histoire »).

 

L’histoire des comités d’histoire n’a pas encore été écrite. Mais nous disposons, grâce notamment aux travaux de Florence Descamps, de quelques études éclairantes sur le sujet[5]. Quelle que soit leur appellation exacte (comités d’histoire, commissions, missions, etc.) ou leur statut, ces structures, en général – mais pas toujours – secrétées par les institutions dont elles ont pour mission principale de susciter la production de l’histoire (ou à tout le moins d’une histoire), présentent quelques caractéristiques communes. Chargées de la mise en œuvre « d’activités patrimoniales et historiques » en « liaison étroite, permanente et formalisée avec des organisations publiques ou privées »[6] qui les ont créées, elles rassemblent des chercheurs et des membres et anciens membres des institutions qui en ont pris l’initiative.

 

Parce qu’elles ont notamment pour mission de susciter la production de « l’histoire du temps présent » (qui constitue, pour certains historiens, un champ historiographique nouveau), ces structures s’appuient sur des pratiques méthodologiques communes, et accordent par exemple une grande importance aux témoignages, qu’elles veillent à constituer en archives orales.

 

La création de ce type de structures présente – du point de vue du progrès des savoirs, qui est le seul qui nous intéresse ici – des avantages indéniables. Elles permettent en effet de susciter des recherches historiques dans des domaines pointus, souvent délaissés par la recherche universitaire (ce n’est toutefois pas le cas des recherches sur le Conseil constitutionnel et sur le constitutionnalisme en France…), en les appuyant financièrement et matériellement : constitution de bibliographies, mise en relation de chercheurs et de membres de l’administration, financement de manifestations scientifiques et de publications, mise à disposition de fonds parfois difficilement accessibles, etc. Elles œuvrent également activement à la constitution d’une mémoire institutionnelle et on comprend, dans ces circonstances, le fort engouement qu’elles connaissent.

 

Il convient malgré tout de garder à l’esprit que ce type spécifique de « système de production de l’histoire » (l’expression est de Guy Thuillier[7]) présente également des inconvénients. Nous n’évoquerons pas, faute de compétences historiographiques, les controverses qui animent les historiens (notamment sur le sujet épineux du statut épistémologique de l’archive orale) ; nous nous contenterons de mentionner quelques interrogations (totalement inactuelles, au regard de l’actualité constitutionnelle et politique du moment…) suscitées par l’idée d’une production de l’histoire « sur commande ».

        

 

II – Une « histoire sous surveillance »[8] ?

Par-delà les avantages précédemment mis en lumière et qu’il n’est pas question d’éclipser, la création de structures « d’animation historique », surtout lorsqu’elles sont intra-institutionnelles, soulève plusieurs interrogations qui se rapportent d’une part à la consistance du savoir produit, et d’autre part (mais les deux aspects sont liés) à son objectivité. Ce second élément touche à l’indépendance des acteurs engagés dans la production de ce savoir historique – et singulièrement des chercheurs.

 

On imagine sans peine que le discours historique peut être déterminé par le lieu de sa production, surtout si ce dernier n’est pas spécifiquement dédié à la production désintéressée du savoir (comme le sont les universités). Il est vrai que, comme l’observait justement Guy Thuillier, en principe les comités d’histoire ne font pas, mais font faire[9]. Il n’en reste pas moins que « l’animation » de la recherche implique aussi et nécessairement son contrôle[10]. Certains textes attribuent d’ailleurs des pouvoirs très étendus aux comités qu’ils créent : ainsi de l’arrêté du 23 février 1995 portant création d’un comité d’histoire de l’agriculture, présidé par le ministre, et chargé notamment de « définir les principes et les méthodes de l’histoire de l’agriculture ».

 

Le fonctionnement de ces comités fait, en général, la part belle aux membres de l’institution génitrice qui conservent la main pour déterminer les grandes orientations de la recherche à mettre en lumière ou à produire. Il est, dans ces circonstances, peu probable que les comités d’histoire valorisent ou suscitent des recherches sur des sujets qui ne leur semblent pas prioritaires, ou qu’ils ne souhaitent pas voir explorés. Nul doute que les travaux « initiés », « appuyés » et « valorisés » par le comité d’histoire du Conseil constitutionnel (pour reprendre les termes utilisés à l’article 1er de la décision du 24 mai 2024) seront ceux qu’il plaira au comité (présidé par le président du Conseil[11]) de mettre en lumière, notamment parce qu’ils contribuent à sa propre valorisation ; c’est-à-dire, de toute évidence, pas tous, comme l’a récemment rappelé la réaction aussi virulente que condescendante de M. Fabius à l’annonce de l’organisation d’une conférence par les avocats du barreau de Paris autour d’un ouvrage de Lauréline Fontaine[12]. Le risque d’instrumentalisation d’une histoire pour laquelle la « stricte fidélité au passé » pourrait moins compter que le « sens à lui donner », doit donc être pris au sérieux[13].

 

S’agit-il là de difficultés insurmontables ? Non, tant que les comités d’histoire n’ont pas le monopole de l’animation historique – ce qui heureusement n’est jamais le cas. La question reste entière, malgré tout, de la place laissée aux universitaires et aux chercheurs (juristes, historiens, politologues, sociologues…, s’agissant de l’histoire du constitutionnalisme et du Conseil constitutionnel) dans la production de ce discours scientifique, si cette production est en partie « captée » par l’institution. Peut-on par exemple totalement exclure le risque que les recherches « labellisées » par le comité d’histoire du Conseil ne bénéficieront pas de facilités plus importantes que les recherches qui ne sont pas soutenues par lui ? On songe évidemment au soutien financier, certes bienvenu dans un contexte de raréfaction du financement de la recherche publique, mais qui ne sera pas sans effet sur les champs explorés. On songe également et surtout à l’accès à certains documents d’archives, dont on ignore s’ils seront également mis à disposition au profit des chercheurs « mandatés » par le comité d’histoire et des chercheurs « indépendants ».

 

L’indépendance, justement, est le dernier grand enjeu de ce système de production spécifique de l’histoire. Pour être objectif, le discours scientifique – on ne parle pas ici des témoignages, qui ne participent pas de sa nature – doit être produit dans des conditions qui assurent la plus grande indépendance du chercheur. Si l’absence de distanciation critique avec l’objet de son étude est un danger qui guette tout chercheur, ce danger est renforcé lorsque des liens de proximité se nouent avec cet objet. Or, la mise en relation entre l’institution génitrice et le monde de la recherche est justement l’ADN de ces comités d’histoire. Cette mise en relation est évidemment bénéfique, pour les raisons évoquées plus haut ; mais elle porte en germe le risque d’une « capture » (pour reprendre un terme de Xavier Magnon) des chercheurs concernés. Il est permis de douter que les universitaires et personnalités qualifiées nommés discrétionnairement (pour trois ans renouvelables) au comité d’histoire par le président du Conseil, qui seront en relation régulière avec les membres, puissent tous faire preuve du « devoir d’ingratitude » naguère prôné par le doyen Vedel pour les conseillers constitutionnels. De façon plus générale, l’intensification des relations avec le monde universitaire, les moyens apportés au soutien de telle recherche, les diverses gratifications distribuées, menacent évidemment l’indépendance des observateurs de l’institution et, par suite, l’objectivité du discours qu’ils produisent.

 

La protection et la promotion de leurs intérêts par les institutions sont parfaitement conformes à ce que nous avons ailleurs appelé la « raison institutionnelle »[14]. Ces intérêts sont évidemment servis par la constitution de comités d’histoire : « l’histoire institutionnelle, écrivait ainsi Marc Ferro, est […] la transcription d’un besoin, en quelque sorte instinctif, de chaque groupe social, de chaque institution qui justifie ainsi et légitime son existence, ses comportements…[15] ». Cette constitution peut aussi servir le progrès des savoirs ; à condition, bien entendu, d’éviter l’écueil d’une production historique confisquée, et sous surveillance.

 

 

 

 

[1] Alain Beltran, « Les comités d’histoire des ministères et des administrations », Les Cahiers de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, n° 21, 1992, p. 103.

[2] Florence Descamps, « Comités d’histoire et commémoration : liaisons dangereuses ou dynamique d’opportunité ? », La Gazette des archives, n° 236, 2014, p. 53.

[3] Ce comité a un statut spécifique dans la mesure où il a été créé au sein de l’ASLAB (Association pour la sauvegarde des livres anciens de la bibliothèque de la Cour, fondée en 1993 à l’initiative du premier président et du procureur général près la Cour). Il n’est donc pas, contrairement à la plupart des comités, un simple « service » interne à l’institution, dans la mesure où il est rattaché à une personne morale (de droit privé) indépendante.

[4] V. Jean Massot, « Le comité d’histoire du Conseil d’État et de la juridiction administrative », Revue française d’administration publique, 2002/2, pp. 267-268.

[5] « Les comités d’histoire, ornements inutiles ou nouveaux acteurs de la recherche ? », in Études et documents X, Paris, CHEFF, 1999, pp. 481-542 ; « Les comités d’histoire ministériels en France et l’histoire de l’État des années 1970 à nos jours. Une expérience d’ingénierie historique » in Michel Mangenot et Sylvain Schirmann (dir.), Les institutions européennes font leur histoire. Regards croisés soixante ans après le traité de Paris, Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2012, p. 93-111.

[6] Florence Descamps, Sophie Cœuré, Valérie Lambert-Moreau, Guide des comités d’histoire et des services historiques, Tours, Club des comités d’histoire/Service d’information du gouvernement, 2002, p. 3.

[7] « Comment faire l’histoire d’un comité d’histoire ? », La Revue administrative, 2004, n° 342, p. 656.

[8] Tel est le titre d’un ouvrage rédigé par l’historien Marc Ferro, L’histoire sous surveillance. Science et conscience de l’histoire, Paris, Calmann-Lévy, 1994.

[9] « Comment faire l’histoire d’un comité d’histoire ? », art. cité, p. 656.

[10] A titre de comparaison, le projet éditorial de la revue du Conseil constitutionnel était – au moins partiellement – guidé par la volonté de contrôler une partie de la production doctrinale sur la jurisprudence et l’institution. Lors de la séance du 12 juillet 1996, où fut discutée la création des Cahiers du Conseil constitutionnel, Jacques Robert, qui assistait à la réunion comme membre – et qui pourtant était professeur des universités… – soulignait : « Sur le commentaire [de décisions], il faut faire très attention. Il paraît très difficile d’accepter les commentaires par trop critiques », PV de la séance, p. 46.

[11] La présidence de ces comités ne revient pas toujours à un membre de l’institution concernée. Ainsi, le comité de la ville de Paris est présidé par une historienne.

[12] La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel, Paris, éditions Amsterdam, 2023, 280 p. V. Jérôme Hourdeaux, « Le coup de sang de Laurent Fabius contre des avocats parisiens », Médiapart, 31 mai 2024.

[13] Pierre Laborie, « Historiens sous haute surveillance », Esprit n° 198, 1994, p. 47.

[14] « “Doctrine” organique et doctrine captive. Internaliser pour mieux contrôler ? », in Samy Benzina et Julien Jeanneney, La doctrine et le Conseil constitutionnel, Paris, Lefebvre Dalloz, 2024, p. 395.

[15] L’histoire sous surveillance, op. cit.

 

 

 

Crédit photo : Conseil constitutionnel