La banalisation de l’exceptionnel par le Conseil constitutionnel : la rétention administrative des « dublinés ». A propos de la décision du 15 mars 2018 (2018-762 DC) [Par Pierre Auriel]

La banalisation de l’exceptionnel par le Conseil constitutionnel : la rétention administrative des « dublinés ». A propos de la décision du 15 mars 2018 (2018-762 DC) [Par Pierre Auriel]

 

Dans sa décision du 15 mars 2018, le Conseil constitutionnel a validé la loi autorisant la rétention des demandeurs d’asile relevant de la “procédure Dublin”. Cette décision diffère de sa jurisprudence antérieure. La rétention administrative des étrangers était fondée sur l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière. En permettant la rétention de détenteurs de titre de séjour, le Conseil constitutionnel rompt avec cette logique et n’opère aucun contrôle sur cette mesure pourtant exceptionnelle.

 

In its decision of 15 mars 2008, the Conseil constitutionnel approved the administrative detention of asylum seekers in “Dublin procedure”. This decision differs from its previous case-law. Administrative detention has always been justified by the struggle against illegal immigration. By authorising detention of legal migrants, the Conseil constitutionnel broke with this reasoning and doesn’t actually control the law.

Pierre Auriel, Doctorant à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

 

Parce qu’il s’agit d’une mesure privative de liberté, la rétention est considérée comme un mécanisme administratif exceptionnel. Le placement d’un individu en dehors de toute procédure pénale dans un Centre de rétention administrative et la justification du recours à cette mesure sont donc habituellement examinées avec attention. En matière de droit des étrangers, la rétention est en principe justifiée par l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière. La sauvegarde de l’ordre public supposerait l’enfermement des étrangers en situation irrégulière afin de pouvoir procéder efficacement à leur expulsion (I). Dans une décision du 15 mars 2018, le Conseil constitutionnel a néanmoins renoncé à ce raisonnement lors de son examen d’une loi permettant le placement en rétention administrative de « dublinés ». Ces demandeurs d’asile soumis à la procédure du règlement Dublin de détermination de l’État responsable de leur demande d’asile ne sont précisément pas en situation irrégulière. Au regard de sa jurisprudence antérieure, le Conseil constitutionnel était contraint de censurer cette loi, ce qu’il n’a pas fait en se fondant sur l’objectif d’efficacité de l’action administrative. Le juge constitutionnel n’opère ainsi aucun contrôle de ces dispositions, l’efficacité administrative ne pouvant, selon lui, fonder de limite à l’action de l’administration (II).

 

I. Retenir pour lutter contre l’immigration irrégulière

 

En 1993, le Conseil constitutionnel a relevé que le législateur pouvait créer des règles administratives spéciales pour les étrangers mais que cette police administrative spéciale se devait de respecter les droits et libertés constitutionnellement garantis. Toutes les limitations de ces droits et libertés et notamment la rétention administrative doivent participer à la sauvegarde de l’ordre public et doivent être proportionnée à cet objectif. Dans une décision de 2011 portant sur la Loi relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité – loi qui réformait notamment le régime des rétentions administratives des étrangers –, il a considéré que des réductions des droits et libertés des étrangers pouvaient être justifiées par « l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière » qui « participe de la sauvegarde de l’ordre public ». Autrement dit, ce n’est pas le statut d’étranger qui justifie en lui-même la privation de liberté mais l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière.

 

Cette logique générale est confirmée par trois éléments. D’abord, l’examen du dossier législatif de la loi de 2011 montre l’existence d’un lien nettement établi entre l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière et l’efficacité des mesures d’éloignement. Ainsi, Eric Besson dans l’exposé introductif du projet de loi considérait-t-il que « la lutte contre l’immigration irrégulière constitue le préalable à toute politique de maîtrise des flux migratoires. […] Elle se traduit par la mise en œuvre d’éloignements. » Or, c’est l’amélioration de l’efficacité de ces mesures d’éloignements qui va justifier le développement de la rétention administrative ou de l’assignation à résidence des étrangers, l’objectif étant pour l’administration de garder les étrangers frappés d’une mesure d’éloignement sous son contrôle afin d’éviter qu’ils ne s’échappent.

 

Ensuite, la loi de 2011 transpose la directive « Retour » du 16 décembre 2008. Cette directive se fonde sur l’idée exposée dans le 4e considérant de son préambule et selon laquelle des règles claires, efficaces et communes encadrant le retour des étrangers en situation irrégulière permettront de maitriser l’immigration. C’est le même lien qui réapparaît et c’est ainsi à nouveau la lutte contre l’immigration irrégulière qui justifie l’emploi de mesures privatives de liberté pour rendre efficace les mesures d’éloignements.

 

Enfin, à une exception, les catégories d’étrangers pouvant faire l’objet d’un placement en rétention étaient, dans le régime issus de la loi de 2011, systématiquement des étrangers faisant l’objet d’une mesure d’éloignement c’est-à-dire dont la situation administrative était irrégulière. C’est bien parce que l’objectif était de lutter contre l’immigration irrégulière que seuls les étrangers en situation irrégulière pouvaient se voir priver de leur liberté.

 

Ainsi, avant la décision du Conseil constitutionnel du 15 mars 2018 et la loi du 20 mars 2018, la privation de liberté des étrangers et en particulier, le recours à la rétention administrative, étaient fondés sur l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière. La loi comme la décision commentée ont néanmoins fait voler en éclat ce raisonnement en permettant la rétention d’étrangers en situation régulière.

 

II. Une privation de liberté injustifiée

 

Le règlement Dublin est un système administratif répartissant les demandes d’asile entre les États membres de l’Union et n’impliquant aucune prise de position quant à leur bien-fondé. Un individu qui demande l’asile dans un État qui n’est pas en principe compétent pour examiner sa demande, doit être transféré vers l’État compétent. Afin que le système soit efficace, plusieurs mécanismes – parmi lesquels la rétention – existent pour éviter que le demandeur d’asile n’échappe au contrôle de l’administration.

 

Le point central est que la « procédure Dublin » n’est pas liée à la lutte contre l’immigration irrégulière. D’une part, les « dublinés » ne sont pas en situation irrégulière. Leur statut est fixé par les articles L-741-1 et suivants du CESEDA. Au moment de l’enregistrement de leur demande d’asile, ils reçoivent une attestation de demandeur d’asile « Procédure Dublin » qui leur ouvre des droits sociaux et le droit au séjour en France. Symboliquement, ils ne sont pas « sans papier » et ont un titre de séjour [1].

 

D’autre part, il pourrait être argué, à l’instar d’Eric Ciotti lors de la réunion du 28 novembre 2017 de la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République de l’Assemblée nationale, que « l’application du règlement « Dublin » [ne concernerait que des] personnes qui sont venues en France après avoir essuyé un rejet de leur demande d’asile dans le premier pays qui les a accueillies en Europe et qui font l’objet d’une procédure de transfert ». Par conséquent, ces individus ne seraient pas de « vrais » demandeurs d’asile mais des migrants qui utiliseraient les procédures d’asile pour demeurer sur le territoire de l’Union européenne. Autrement dit, lutter contre le séjour des dublinés en France serait un moyen de lutter indirectement contre l’immigration irrégulière.

 

Un tel argument n’est cependant pas tenable car l’application du règlement Dublin III ne suppose pas une prise de position sur le bien-fondé d’une demande d’asile. Le règlement Dublin s’applique de manière indifférenciée aux individus ayant quitté l’Etat membre responsable de leur demande d’asile sans s’intéresser aux raisons de ce départ. Dès lors, le raisonnement d’Eric Ciotti suppose de présumer une volonté de frauder de la part de ces individus. Or, cette volonté n’est établie par aucune donnée et n’a pas à être prise en compte dans la procédure Dublin.

 

Ainsi, il est impossible d’inférer de la mise en œuvre du règlement Dublin III, une quelconque irrégularité dans le statut des demandeurs d’asile et il est donc impossible de rattacher le recours à la rétention administrative pour les dublinés à l’objectif de lutte contre l’immigration illégale – sauf à établir une présomption de volonté de frauder. Seule l’efficacité de cette procédure administrative du règlement Dublin justifie finalement le recours à la rétention administrative.

 

Cet argument fut utilisé par Gerard Collomb et les rapporteurs de la loi au Sénat et à l’Assemblée nationale ainsi que finalement dans le titre même de la loi – loi « permettant une bonne application du régime d’asile européen ». Le Conseil constitutionnel va pourtant le reprendre à son compte dans le treizième considérant de sa décision : « le placement en rétention ne peut être décidé qu’à l’encontre d’un étranger qui présente un risque non négligeable de fuite, alors qu’il est susceptible d’être transféré vers un autre État. Cette mesure est donc motivée par la sauvegarde de l’ordre public. » La formule est frappante. Toute référence à la lutte contre l’immigration irrégulière a disparu pour caractériser la sauvegarde de l’ordre public. Seule demeure l’efficacité de l’action administrative.

 

Ce point est confirmé par le fait que le Conseil constitutionnel a validé sans difficulté les articles L. 551-1-II et L 561-2-1°bis du CESEDA qui permettent un placement en rétention dès le début de la procédure Dublin sans attendre l’acceptation par l’Etat a priori responsable. A ce stade, il est impossible d’établir de manière certaine que l’examen de cette demande d’asile ne devrait pas avoir lieu en France, donc que le « dubliné » ne « devrait » pas être en France. Plus aucun parallèle – même très indirect – avec l’immigration irrégulière ne peut être tiré.

 

Il faut mesurer la portée de ce raisonnement au regard de ce qui a été précédemment évoqué. Dans sa jurisprudence antérieure, le Conseil constitutionnel fondait le régime spécial de privation des libertés des étrangers sur la lutte contre l’immigration irrégulière. Le raisonnement avait le mérite d’identifier dans la situation des étrangers, un élément pouvant justifier du recours à une mesure particulièrement radicale. Dans cette décision, cet élément a disparu et a été remplacé par l’efficacité administrative qui ne saurait en soi justifier une telle mesure. Si la mesure la plus radicale de la police administrative – la privation de liberté pendant 45 jours renouvelables – peut être justifiée par le simple objectif d’efficacité administrative, alors n’importe quelle mesure administrative peut être justifiée. Le contrôle de proportionnalité que le juge est censé opéré ici, n’est pas simplement faussé, il devient même inexistant et le recours à l’efficacité administrative cache, bien maladroitement, l’absence de réelle justification à cette mesure.

 

En réalité, en poussant le raisonnement de cette décision jusqu’au bout, seul demeure pour justifier l’acceptabilité de ces mesures, le fait qu’il s’agisse d’étrangers. Autrement dit, le contrôle des étrangers est ici en lui-même, un objectif participant à la sauvegarde de l’ordre public. Si le raisonnement de cette décision devait être généralisé, il n’existerait plus de limite aux mesures pouvant être prises dans le cadre de la police des étrangers. Cette décision peut donc être interprétée de deux manières : soit il s’agit d’un revirement dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel relatif aux étrangers voire d’une modification radicale de la philosophie du droit des étrangers ; soit il s’agit d’une erreur profonde dans le raisonnement du Conseil constitutionnel [2]. En toute hypothèse, une telle décision affirme un peu plus la rétention administrative comme une mesure banale de la police des étrangers qui n’a plus rien d’exceptionnelle.

 

[1] A cet argument central, il faut ajouter le fait que l’article L-511-1-II-11e du CESEDA modifié par la loi du 20 mars 2018 distingue de facto les dublinés des étrangers en situation irrégulière.

[2] Contrairement à ce qui a été soutenu par le gouvernement dans ses observations, il est impossible de prétendre que la rétention est rendue obligatoire par le règlement Dublin III. En effet, à l’instar de la directive Retour, le règlement autorise à avoir recours à ces mesures mais ne l’exige pas.