Crise catalane : suspension de la procédure d’adoption de la Déclaration d’indépendance [Par Anthony Sfez]

Crise catalane : suspension de la procédure d’adoption de la Déclaration d’indépendance [Par Anthony Sfez]

Le 10 octobre dernier, dans son discours devant le Parlement catalan, le Président du gouvernement catalan n’a pas adopté une Déclaration d’indépendance de la Catalogne dont il aurait immédiatement suspendu les effets. Il a, en revanche, suspendu la procédure d’adoption d’une Déclaration d’indépendance déjà prête. Cette nuance et l’ambiguïté qui en découle ont d’importantes implications tant sur le plan judiciaire que politique.

 

Anthony SfezMembre de la Casa de Velázquez, Ecole des hautes études hispaniques et ibériques

 

Mardi 10 octobre au soir le Président du Gouvernement catalan, Carles Puigdemont, a déclaré : « arrivé à ce moment historique, j’assume, comme président de la Generalitat, en présentant les résultats du référendum devant le Parlement et nos concitoyens, le mandat du peuple selon lequel la Catalogne se convertit en un État indépendant sous forme Républicaine ». Il a ajouté « nous proposons que le Parlement suspende les effets de la déclaration d’indépendance afin, dans les prochaines semaines, d’engager le dialogue ». Les députés de la majorité indépendantiste ont par ailleurs tous signé, en dehors de la séance et de manière informelle, une Déclaration d’indépendance.

 

De ces deux éléments, la majorité de la presse espagnole et française a déduit que la Catalogne avait adopté, le 10 octobre dernier, une Déclaration d’indépendance mais qu’elle avait immédiatement suspendu les effets de cette dernière. En réalité, le Président catalan n’a pas immédiatement suspendu les effets d’une déclaration qu’il aurait préalablement adoptée, il a suspendu ou différé la procédure d’adoption d’une Déclaration qui n’a, par conséquent, tout simplement pas été adoptée.

 

Plusieurs éléments confirment cette interprétation. D’abord, le fait que la Loi pour le référendum adoptée par le Parlement catalan le 6 septembre dernier prévoit explicitement que la Déclaration doit être formellement adoptée en séance plénière par le Parlement catalan. Le Président Puigdemont a lui-même rappelé cette exigence légale lors de son discours. Par conséquent, en vertu de la légalité parallèle instaurée par le Parlement catalan, le Président du gouvernement ne dispose pas de la compétence pour déclarer l’indépendance. Le Président s’est donc rendu devant le Parlement réuni en séance plénière pour lui annoncer non pas qu’il adoptait la Déclaration pour la suspendre ensuite, mais qu’il suspendait la procédure d’adoption de cette dernière. C’est la seule chose que peut faire le Président catalan :  repousser la procédure d’adoption mais en aucun cas adopter lui-même la Déclaration. Son discours alambiqué, qui par ailleurs diffère peu sur le fond de celui qu’il avait fait le soir du 1er octobre lors de l’annonce des résultats du pseudo référendum, ne peut donc valoir déclaration formelle d’indépendance. Seul le Parlement catalan a compétence pour déclarer l’indépendance et il doit, conformément à la Loi pour le Référendum, le faire formellement en séance plénière, ce qui ne s’est évidemment pas produit le 10 octobre dernier.

 

Ensuite, c’est le contenu même de la Déclaration signée de manière informelle par les députés indépendantistes qui confirme cette interprétation. Si cette dernière avait été adoptée mais immédiatement suspendue, elle aurait dû contenir en son sein une sorte de clause exprimant cette volonté de n’être appliquée que de manière différée ou alors seulement à la condition que certains événements se produisent (ou ne se produisent pas). Par exemple, elle aurait pu expliquer que c’est seulement l’échec des négociations avec Madrid qui débloquerait la suspension de ses effets juridiques. Or, on ne trouve rien de semblable dans la Déclaration signée par les députés souverainistes catalans. Au contraire, il s’agit d’une Déclaration d’indépendance « prête à l’usage » qui prévoit l’ouverture immédiate et sans délai du processus transitionnel méticuleusement organisé par la Loi de transition juridique fondatrice de la République catalane. Si, à ce jour, ce processus n’est pas ouvert en Catalogne, c’est n’est pas parce que la Déclaration a été suspendue mais parce qu’elle n’a pas été adoptée. La Déclaration est donc prête mais se trouve en attente d’une éventuelle adoption et celle-ci interviendra, si elle doit intervenir, selon les formes prévues par la Loi pour le Référendum.

 

Toutes ces considérations ont d’importantes conséquences tant sur le plan judiciaire que politique. Sur le plan judiciaire, l’adoption d’une Déclaration d’indépendance, quand bien même on prétendrait en différer les effets, constitue un délit de sédition voir de rébellion. Ainsi, si l’on considérait que le Président Puigdemont a bien fait adopter une Déclaration d’indépendance le 10 octobre, il pourrait être poursuivi par la justice espagnole pour sédition ou pour rébellion. Peu importe qu’il ait différé les effets de la Déclaration, le délit aurait été constitué et il pourrait dès lors être arrêté. Si, au contraire, il a suspendu la procédure d’adoption de la Déclaration – ce que nous pensons être le cas – et non pas les effets d’une Déclaration déjà adoptée, la justice espagnole sera forcée de constater que, ce faisant, il n’a commis aucun délit. Il est resté dans le domaine de la pure déclaration d’intention en annonçant que, dans les jours qui viennent, il fera peut être (ou peut être pas) adopter par le Parlement catalan une Déclaration d’indépendance unilatérale. En d’autres termes, il s’est contenté d’annoncer son projet de commettre un délit dans les prochaines semaines. Il a même exhibé, aux yeux de tous, l’objet du futur délit en présentant la Déclaration. Il n’a cependant pas encore commis celui-ci car la Déclaration n’a pas formellement été adoptée. Elle est, pour l’heure, d’ordre purement symbolique.

 

Si le Président catalan n’a pas dit les choses clairement le 10 octobre, c’est parce que, sur le plan politique, cette ambiguïté le sert, du moins pour le moment. En évitant de préciser qu’il suspend l’adoption de la Déclaration – ce qu’il a pourtant fait en réalité – il tente de ménager l’aile radicale des indépendantistes et, surtout, il ne donne pas l’impression de reculer. Toutefois, dès le lendemain, Madrid lui a intimé l’ordre de clarifier sa position et de dire s’il a déclaré ou non l’indépendance de la Catalogne. A cette clarification, le Président catalan rechigne à se livrer, tant il est dans son intérêt de maintenir l’ambiguïté. Le plus probable est donc que le Président catalan, s’il se décide à répondre à l’injonction de Madrid, réitère à peu près dans les mêmes termes ce qu’il a dit au Parlement catalan à savoir qu’il a suspendu les effets d’une déclaration… qui n’a pas été adoptée et qu’il n’a pas la compétence d’adopter !

 

Toutefois, si une telle position le protège à la fois de la justice espagnole et de la défection de ses soutiens les plus radicaux, elle ne le protège en rien de l’utilisation par Madrid de l’article 155 de la Constitution espagnole, en vertu duquel « si une Communauté autonome ne remplit pas les obligations que la Constitution ou d’autres lois lui imposent ou si elle agit de façon à porter gravement atteinte à l’intérêt général de l’Espagne, le Gouvernement, après avoir préalablement mis en demeure le président de la Communauté autonome et si cette mise en demeure n’aboutit pas, pourra, avec l’approbation de la majorité absolue du Sénat, prendre les mesures nécessaires pour la contraindre à respecter ces obligations ou pour protéger l’intérêt général mentionné ». Le gouvernement espagnol n’a, en effet, que faire de la logique interne à la légalité parallèle instaurée par le Parlement catalan et il n’est pas, contrairement à la justice espagnole, dans l’obligation d’attendre un acte formel d’indépendance pour réagir. Une réponse alambiquée du Président catalan n’empêcherait donc pas le gouvernement espagnol d’utiliser l’article précité, ce qui lui permettrait d’assumer l’ensemble des compétences politiques dévolues par la Constitution espagnole aux institutions catalanes. La mise en demeure formelle de clarification envoyée par Madrid au Président de la Generalitat le 11 octobre dans l’après-midi confirme cette idée. On peut y lire que toute réponse autre que « oui » ou « non » à la question de savoir s’il a déclaré l’indépendance de la Catalogne entraînerait exactement les mêmes effets qu’une réponse positive : l’enclenchement de l’article 155 CE.

 

Au regard de ces éléments, on peut se demander où veut aller le gouvernement catalan. Si son objectif, comme l’a affirmé à plusieurs reprises son Président, est de devenir un État indépendant sous forme républicaine, il devra nécessairement, tôt ou tard, adopter formellement cette Déclaration d’indépendance et tenter l’aventure de la sécession unilatérale. Le gouvernement catalan sait pertinemment qu’il n’obtiendra rien de Madrid qui n’acceptera ni de négocier avec lui, ni de nommer un médiateur. L’appel à la négociation est par conséquent parfaitement vain et les nationalistes catalans en ont certainement conscience. Le discours qu’a tenu Mariano Rajoy devant le Congrès des députés le 11 octobre n’a donc fait que confirmer ce que tout le monde savait déjà : il ne négociera avec personne la question du maintien de l’intégrité territoriale de l’Espagne.

 

Cette suspension de l’adoption de la Déclaration d’indépendance serait-elle donc un moyen de reculer pour mieux sauter ? Dans cette hypothèse, il s’agirait, pour le gouvernement catalan dans les semaines qui viennent, de renforcer la perception de l’intransigeance madrilène à refuser toute négociation afin d’essayer de convaincre la Communauté internationale ainsi que la majorité des catalans – qui est encore indécise – que l’unilatéralisme est la seule solution. Dans cette perspective, l’utilisation par Madrid de l’article 155 CE pourrait même renforcer la position de Barcelone. L’article 155 CE n’est pas une formule magique, il ne permettrait pas à Madrid de reprendre automatiquement le contrôle de la Catalogne mais simplement de donner directement des ordres à l’administration catalane et éventuellement de dissoudre le Parlement catalan. Toutefois, si l’administration catalane continuait, à l’image de la police catalane lors du référendum, de s’opposer aux ordres de Madrid, si les députés indépendantistes catalans refusaient la dissolution ordonnée par Madrid et décidaient, pour paraphraser le célèbre serment du Jeu de Paume de 1789, de ne jamais se séparer et de se rassembler partout où les circonstances l’exigent, jusqu’à ce que la Constitution de la République catalane soit affermie sur des fondements solides, l’usage de l’article 155 de ne serait d’aucun secours. Au contraire, il aggraverait encore plus la bipolarisation. C’est peut être exactement ce que cherche à faire le gouvernement catalan.

 

Je remercie les Professeurs Cécile Bargues et Olivier Beaud pour leurs relectures et leurs remarques précieuses.

 

Voir également du même auteur : Crise catalane : qui a suspendu quoi ?