Le régime américain à l’épreuve du shutdown [Par Claire Saunier et Mathilde Laporte]

Le régime américain à l’épreuve du shutdown [Par Claire Saunier et Mathilde Laporte]

The American government had to face two consecutive shutdowns since the beginning of the year. Those shutdowns shall be understood as the result of both the political context and institutional features. First of all, this paralysis has been the result of a political conflict between the different political parties on immigration issue. The opposition members within Senate used their right of obstruction (filibustering) to prevent the budget from being adopted. Besides this political context, it might be interesting to see what the shutdown tells us about the nature of the American regime. More precisely, the presidential regime does not seem to provide any effective institutional mechanisms when a conflict of this kind arises. As a consequence, it may lead to a potentially never-ending conflict between the two branches of government.

 

Les deux shutdown consécutifs que connut le gouvernement américain au début de l’année 2018 s’expliquent tant politiquement qu’institutionnellement. Politiquement, d’abord, car ce blocage résulta d’un conflit politique entre les différents partis en matière d’immigration. L’opposition utilisa ainsi son droit d’obstruction parlementaire au Sénat (filibustering) pour que le budget fédéral ne soit pas voté. Institutionnellement, ensuite, car le shutdown est la manifestation de la nature même du régime politique américain. Ce régime présidentiel de compromis n’offre aucune solution institutionnelle réelle aux conflits entre ses organes qui devront, dès lors, s’affronter en cas de désaccord politique.

 

Claire Saunier et Mathilde Laporte, Doctorantes à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

 

Bien qu’il n’ait duré que 72h, le shutdown du gouvernement américain entamé le 20 janvier dernier aura malgré tout eu des effets directement perceptibles. De nombreux parcs nationaux ont par exemple été fermés, et ceux restés ouverts ont assuré aux visiteurs des services restreints. Outre le manque à gagner et la déception de certains touristes, le shutdown eut également des conséquences significativement plus importantes sur la vie des citoyens américains. Les Instituts américains de Santé (National Institutes of Health) furent notamment contraints de refuser momentanément l’intégration de nouveaux patients dans le cadre d’essais cliniques ; et l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux (Food and Drug Administration) dû également restreindre, faute de personnel, le nombre de contrôles qu’elle effectue en temps normal.

 

Une pratique usitée

 

Aussi diverses que soient ses conséquences, ce ralentissement des activités est dû à ce qu’il est généralement convenu d’appeler un « shutdown ». Cette situation découle d’une disposition constitutionnelle (Art 1 Section 9) laquelle prévoit qu’« Aucune somme ne sera prélevée sur le Trésor, si ce n’est en vertu d’affectations de crédits stipulées par la loi ». Ainsi, si les sénateurs ou les représentants ne parviennent pas à un accord sur le budget fédéral ou lorsque le Président ne procède pas à la signature de la loi approuvant ce budget, le gouvernement fédéral est alors dépourvu d’autorisation légale lui permettant de financer son fonctionnement. De nombreuses activités ne peuvent par conséquent plus être assurées et les fonctionnaires qui y contribuent, contraints à un congé sans solde. Le gouvernement américain a, de longue date, cherché à éviter une paralysie en faisant notamment appel au volontariat de ses agents ou bien encore en utilisant des fonds alloués à un projet déterminé à d’autres activités potentiellement menacées par le shutdown. La loi Anti-Déficit (Antideficiency Act) promulguée pour la première fois en 1884 témoigne d’une volonté du législateur de mettre fin à de telles pratiques. En affirmant l’interdiction faite aux agents d’assurer de manière bénévole leurs fonctions, cette loi concrétise des dispositions constitutionnelles relatives aux compétences du Congrès en matière budgétaire et renforça l’idée selon laquelle ce dernier serait détenteur de la bourse. Sans pour autant explicitement mentionner les domaines d’activité concernés, la loi affirma toutefois qu’étaient exclus de son champ d’application les secteurs ayant trait à la protection de la vie humaine et de la propriété [1]. Ce faisant, des secteurs dits essentiels continuent toutefois de fonctionner, bien que les agents ne soient pas rémunérés (opérations militaires, prisons, hôpitaux…).

 

Si ce gel de l’administration peut sembler déroutant pour le juriste français, force est de constater que les deux shutdown de la présidence Trump ne font pas figure d’exception dans l’histoire politique américaine. En effet, on décompte dix-neuf shutdown, dont huit rien que sous la présidence de Ronald Reagan. La plupart de ces shutdown avaient d’ailleurs duré bien plus longtemps que celui de janvier 2018 (trois jours), le record étant détenu par celui intervenu à la fin de l’année 1995 pendant le mandat de Bill Clinton, lequel avait perduré, faute d’accord, pendant vingt-et-un jours. Ces précédents ne semblent révéler aucun lien de causalité entre la couleur politique de la majorité au Congrès ou de la couleur politique de la Présidence et la fréquence des shutdowns. Plus encore, il convient de noter que la détention par le Président d’une majorité dans les deux chambres ne semble pouvoir endiguer le risque de shutdown. Pour preuve, entre 1977 et 1979, on décompte cinq arrêts des activités du gouvernement alors même que le Président Carter était face à un Sénat et une Chambre des Représentants acquis au parti démocrate.

 

La situation actuelle n’a donc, sur ce point, rien de particulièrement étonnant. Comment expliquer alors un tel blocage alors même que les deux chambres du Congrès sont de la même couleur politique que le Président Trump ?

 

Le contexte politique des shutdown de 2018           

 

Le shutdown apparaît comme la conséquence d’un conflit entre le Président et le Congrès en matière de politique migratoire. La tension se cristallisa autour de la politique « DACA » (Deferred Action for Childhood Arrival) qui avait pour but de protéger les mineurs étant entrés et ayant demeuré sur le sol américain de façon illégale. Etant mineurs à leur arrivée aux Etats-Unis, ils pouvaient y demeurer deux ans sans risquer l’expulsion et en profiter pour obtenir un permis de travail ou d’étude qui leur permettrait de prétendre ainsi à une régularisation de leur statut. Dans le cadre du démantèlement de la politique de l’ancien Président Barack Obama, Donald Trump tenta de déconstruire progressivement l’édifice juridique bâti par son prédécesseur par l’adoption d’actes de l’Exécutif. En septembre 2017, il mit fin à ce programme de protection des jeunes migrants qui ne concernait pas moins de 800 000 individus en situation irrégulière. En déclarant que cette mesure ne serait effective qu’à compter du 5 mars 2018, il laissait ainsi au Congrès le soin de légiférer [2]. Cette prise de position déclencha une vague de critiques, tant au sein du parti démocrate que chez les républicains [3].

 

C’est dans ce contexte politiquement tendu que le système institutionnel fut pour la première fois bloqué le 20 janvier 2017. Le premier shutdown de cette saga constitutionnelle fut provoqué par la résistance des sénateurs démocrates, exerçant leur droit d’obstruction parlementaire (filibustering), au vote du budget. Les partis provoquèrent, de façon inopinée et surprenante, un blocage du système alors même qu’un certain consensus était exprimé quant au devenir des immigrés mineurs en situation irrégulière [4]. Malgré des discussions privées entre les leaders du parti démocrate (Charles Schumer) et du parti républicain (Mitch McConnell) au Sénat, les échanges passionnés au Sénat ne permirent pas de trouver un accord. Chaque parti resta sur ses positions au vu de l’importance électorale de la question de l’immigration et de l’opposition pérenne entre les deux partis. Le parti républicain n’avait pas une majorité renforcée au Sénat pour outrepasser ce premier shutdown [5]. Ce dernier dura trois jours, jusqu’à ce qu’une mesure temporaire de financement soit votée le 23 janvier.

 

Ce financement temporaire laissait aux représentants trois semaines pour trouver un accord sur le budget. Le calendrier politique n’aida pas à ménager les tensions entre les deux camps car la phase de négociation fut marquée par le discours annuel sur l’état de l’union du Président Trump du 30 janvier 2018. Soumis aux contraintes nées d’une présidence au soutien populaire et politique décroissant [6], le Président nuança sa position initialement belliqueuse envers les démocrates. Bien qu’explicable, cette main tendue aux démocrates, entre les deux shutdowns, apparut à certains plutôt « improbable » [7]. Le Président appela les démocrates à mettre de côté leurs différences et à valoriser l’unité nationale  [8], tout en durcissant le ton en matière d’immigration. Il se présenta ainsi comme un conciliateur pourtant incapable de favoriser un accord apaisé avec les démocrates. Ces derniers lui reprochèrent son refus persistant de la politique « DACA » en dépit des concessions démocrates portées par Charles Schumer.

 

Mécontent de cette « mauvaise énergie » émanant du camp démocrate qui n’aurait pas suffisamment acclamé ses résultats politiques lors du discours sur l’état de l’Union, le Président Trump les accusa de « trahison » et les qualifia de « non-américains » [9]. Le lendemain, il vanta les mérites d’un shutdown si les démocrates n’étaient pas prêts à durcir la politique en matière d’immigration. La « sécurité » exigerait dès lors une politique sérieuse et une augmentation du budget de l’armée, sans quoi le shutdown serait nécessaire et souhaitable [10]. L’arme de dissuasion politique que peut constituer le shutdown fut alors brandie par le Président américain pour faire céder ses adversaires.

 

Le vote de la mesure transitoire déclencha une course à la montre, pour que soit trouvé un accord avant l’écoulement du délai imparti. Cependant, le sénateur républicain Rand Paul obstrua le vote du budget, blâmant les deux partis d’accepter de creuser un déficit déjà considérable [11]. Le Sénat ne parvint pas à trouver un accord avant minuit le 8 février. Un second shutdown vit ainsi le jour, pour seulement six heures car le Sénat organisa un second vote dans la nuit et autorisa le budget avant que la Chambre des représentants ne le suive le vendredi 9 février. Un accord fut finalement trouvé : la question de l’immigration ne fut pas tranchée, mais une augmentation du budget de l’armée et des dépenses du gouvernement fédéral en matière de politique intérieure fut consentie.

 

Le shutdown : reflet d’une instabilité inhérente au régime présidentiel ?

 

Le shutdown apparaît ici comme un mécanisme utile aux différents acteurs institutionnels. Son utilisation est riche pour le droit constitutionnel en traduisant l’imbrication d’enjeux partisans et institutionnels. Dans un climat de discorde en matière de politique migratoire, la menace de shutdown devient une ressource utile tant pour les membres du Congrès que pour le Président américain. Il serait alors un levier de la négociation politique.

 

Plus fondamentalement, le shutdown apparaît comme le révélateur de la singularité du régime politique américain. Ce régime présidentiel de compromis n’offre aucune solution institutionnelle tranchée pour résoudre les désaccords politiques entre ses différentes branches. Bien que le Président soit élu au suffrage universel indirect, il jouit d’une aura inouïe grâce à la communication directe qu’il entretient avec le peuple. Sa légitimité démocratique étant ainsi égale à celle du Congrès, ils devront s’affronter en cas de désaccord politique. Cette indépendance organique plus marquée que dans les régimes parlementaires exige souvent de trouver des solutions pratiques plus incertaines et dont la recherche laborieuse pourra, à l’instar du shutdown, conduire à une paralysie du système. Le compromis politique semble bien être la clé du système américain. Ainsi, le shutdown révèle que l’apparente homogénéité politique de la présidence et des deux chambres ne permet pas nécessairement d’endiguer tout risque de désaccord et de blocage. Si cet évènement se termina finalement par un vote de dernière minute au Congrès et à un accord du Président, force est de constater qu’il révèle toute la pertinence, aujourd’hui encore, des mots de Walter Bagehot lorsqu’il écrivit [12] : « Jamais deux intelligences même d’élite ne sont tombées d’accord sur un budget […] dans un gouvernement présidentiel […] une législature ne peut être dissoute par l’exécutif, elle n’a point à appréhender une démission, car ce n’est pas elle qui est chargée de trouver un successeur au démissionnaire. Ainsi, quand une différence d’opinion vient à surgi entre eux, le pouvoir législatif est obligé de combatte l’exécutif et l’exécutif est obligé de combattre le législatif […] ».

 

[1] 31 U.S. Code §1342.

[2] Tweet de D. Trump daté du 5 septembre 2017 : « Congress, get ready to do your job – DACA ! »

[3] Par exemple, le Président de la Chambre des représentants, P. Ryan, exprima son opposition à la politique présidentielle, ainsi que le sénateur républicain J. Lankford, estimant qu’il ne serait pas souhaitable que des mineurs subissent les conséquences des décisions de leurs parents. Voir sur ce point, Le Monde, « Trump met fin au programme de protection des jeunes migrants clandestins mis en place par Obama en 2012 », 05/09/2017.

[4] « Yet in Donald Trump’s presidency, the two parties are broadly in agreement. Most Democrats and Republicans want to find a way to stop the deportation of nearly 700,000 people brought illegally to the US as children. They all agree that a children’s health insurance plan should be extended, and to hear them tell it, no one on either side wanted to shutter the government, despite the fact their frantic last-minute talks ended in a huge collective failure. », (http://edition.cnn.com/2018/01/20/politics/government-shutdown-schumer-trump-mcconnell/index.html).

[5] Le filibustering est une pratique qui n’existe qu’au Sénat et qui consiste pour un sénateur ou un groupe de sénateurs à exprimer leur opposition au texte. N’ayant pas besoin de faire preuve d’obstruction orale et continue, les sénateurs peuvent utiliser cette arme invisible en se contentant de mentionner leur opposition. Le vote ne pourra pas avoir lieu tant qu’une majorité des trois cinquièmes décide de clôturer le débat et de procéder au vote – c’est-à-dire de mettre fin à cette obstruction parlementaire. Cette pratique n’est pas inscrite dans la Constitution américaine mais est prévue dans la règle 22 du règlement du Sénat et la pratique tend à considérer que soixante votes sont requis pour casser une résistance sénatoriale au vote de la proposition de loi (Rule XXII of the Standing Rules of the United States Senate).

[6] « he took the dais at the Capitol, Mr. Trump had the weakest approval rating of any president of the modern era entering his second year in office, with 37 percent of Americans approving of his performance in the job. », cf. https://www.nytimes.com/2018/01/30/us/politics/sotu-trump.html

[7] https://www.nytimes.com/2018/02/06/us/politics/trump-showdown-good-idea.html

[8] D. Trump : « Tonight, I call upon all of us to set aside our differences, to seek out common ground and to summon the unity we need to deliver for the people » (The U.S. President State of the Union Address, 31/01/2018), disponible au lien suivant : http://transcripts.cnn.com/TRANSCRIPTS/1801/31/sn.01.html).

[9] Discours prononcé dans une entreprise de l’Ohio le 05/02/2018 : « I did not even want to look too much during the speech over to that side ‘cause honestly it was bad energy… You’re up there, you’ve got half the room going totally crazy, wild, they loved everything, they want to do something great for our country. And you have the other side even on positive news, really positive news, like that, they were like death and un-American. Somebody said ‘treasonous’. I mean, Yeah, I guess why not? Can we call that treason? Why not? I mean they certainly didn’t seem to love our country that much ».

[10] Propos tenus par D. Trump lors d’une réunion à la Maison Blanche sur la violence du gang MS-13, le 06/02/2018 : « let’s have a shutdown, we’ll do a shutdown and it is worth it for our country. I would love to see a shutdown if we don’t get this stuff taken care of ».

[11] Le sénateur R. Paul publia un article dans le Time expliquant son opposition au budget et défendant une plus grande austérité budgétaire : « the Senate was set to vote on a 700-page bill that added over $500 billion in new spending to our already out-of-control debt. It was a massive and destructive bargain struck by the leaders of both parties, where both got to blow up the spending “caps” they agreed to just a few short years ago. » (http://time.com/5142115/rand-paul-spending-congress/).

[12] W. Bagehot, La Constitution anglaise (1869), dans lequel il vanta les mérites du régime parlementaire britannique au sein duquel la collaboration fonctionnelle entre le gouvernement et le Parlement et l’absence d’indépendance organique permettait que soient résolus les conflits entre les organes de l’Etat.