La déontologie comme élément d’une stratégie d’opposition : retour sur le cas Jacques Maire

Par Baptiste Javary

<b> La déontologie comme élément d’une stratégie d’opposition : retour sur le cas Jacques Maire </b> </br> </br> Par Baptiste Javary

Lors du débat sur la réforme des retraites, certains élus de l’opposition ont mis en cause la probité de M. Jacques Maire, un des co-rapporteurs du projet de loi, soupçonné de conflit d’intérêts en raison de ses liens avec le monde de l’épargne-retraite. Cette séquence a constitué un test de maturité pour le système de prévention des conflits d’intérêts mis en place à l’Assemblée nationale. Si la déontologue conclut à l’absence de tout conflit d’intérêts, la gestion de cet épisode par la majorité et le député concerné révèle une mobilisation tardive des outils développés pour prévenir ce type de situation et confirme la lente et difficile acclimatation du parlement à la déontologie. 

 

During the debate on the pension reform, MPs from the opposition questioned the integrity of Mr. Jacques Maire, one of the commissionners of the draft bill, suspected of conflict of interests. This sequence was a maturity test for the ethic system put in place at the National Assembly. Despite the absence of any conflict of interest according to the ethic commissioner, the management of this sequence by the majority and the concerned MP reveals a late mobilization of the tools developed to prevent this type of situation and confirms the slow and difficult acculturation of parliament to ethics.

 

Par Baptiste Javary, Docteur en droit public, Université Paris Nanterre (CRDP)

 

 

L’examen en première lecture à l’Assemblée nationale du projet de loi instituant un système universel de retraite a constitué une épreuve de force pour la majorité qui s’est soldé par l’engagement de la responsabilité du gouvernement sur le texte. Comme le montre Jean-Jacques Urvoas dans une récente contribution publiée sur ce blog, cet épilogue s’explique aussi bien par une accumulation d’erreurs tactiques de la majorité que par la combativité de certains élus d’opposition[1]. Au-delà du renouvellement du débat sur l’obstruction[2], la controverse a porté sur des questions d’éthique. Le choix de M. Jacques Maire, député La République en Marche (LREM) des Hauts-de-Seine, comme rapporteur du projet a été contesté en raison des liens d’intérêts du député avec le monde de l’assurance-retraite. Cette utilisation stratégique de l’éthique pour discréditer un adversaire politique est relativement classique. La nouveauté est que celle-ci est désormais institutionnalisée : elle se fonde non seulement sur des comportements litigieux, mais aussi sur une méconnaissance des règles déontologiques censées les proscrire.

 

 

Une utilisation classique de la déontologie à des fins stratégiques

Ce n’est pas la première fois sous cette législature que la déontologie fait irruption dans un débat. Lors de l’examen de la loi PACTE qui prévoyait notamment la privatisation de la Française Des Jeux, l’opposition avait pointé du doigt la situation du président du groupe majoritaire, Gilles Le Gendre, dont l’épouse avait été nommée à un poste stratégique dans l’entreprise quelques jours avant le vote de la loi. L’affaire avait conduit le député à saisir pour avis la déontologue qui avait conclu que M. Le Gendre ne s’était pas placé en situation de conflit d’intérêts, mais aurait pu faire preuve d’une plus grande transparence sur cette situation. Plus récemment, avant même l’examen de la réforme des retraites à l’Assemblée, le Haut-commissaire aux retraites, Jean Paul Delevoye, dut démissionner le 16 décembre dernier en raison d’omissions substantielles dans sa déclaration d’intérêts[3].

 

La polémique concernant M. Maire a été lancée début février en séance et sur les réseaux sociaux par des députés du groupe La France Insoumise. Selon sa déclaration d’intérêts, M. Maire détient 358 935 euros d’actions dans le groupe AXA, pour lequel il a travaillé pendant près de dix ans et dont une partie des activités consiste à proposer des produits d’épargne-retraite. L’opposition soutient que la dégradation attendue du niveau des pensions profitera aux assureurs privés et à leurs actionnaires. M. Maire se trouverait ainsi dans une situation de conflit d’intérêts incompatible avec sa fonction de rapporteur. Pour tenter de clore toute polémique, le député a indiqué en séance avoir saisi la déontologue pour avis le 25 février 2020[4]. Cette saisine n’obéit à aucun formalisme et fait l’objet de mesure de publicité très réduite. Les échanges entre le déontologue et les députés sont en principe confidentiels. La déontologue précise dans son avis avoir reçu le député lors d’un entretien dès le lendemain. L’avis, daté du 27 février, ne peut en principe être rendu public que par le député concerné. Sur ce point M. Maire a fait œuvre de transparence puisqu’il a publié l’intégralité de l’avis sur son site internet et en a lu de larges extraits en séance[5]. La communication du député se concentre toutefois sur les aspects positifs de l’avis alors que la position de la déontologue est plus nuancée. Si le communiqué de presse qui accompagne l’avis insiste sur le caractère public de la participation du député au capital d’AXA, il ne mentionne pas le fait que le montant renseigné dans sa déclaration d’intérêts est sous-évalué.

 

 

Une situation connue, mais sous-évaluée

Il faut d’abord souligner que la situation de M. Maire était parfaitement connue, et ce depuis son élection. La loi oblige en effet les députés à fournir au Bureau de l’Assemblée et à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), une déclaration exhaustive exacte et sincère des intérêts qu’ils détiennent à la date de leur élection et dans les cinq années précédentes, ainsi que des activités professionnelles ou d’intérêt général, même non rémunérées qu’ils envisagent de conserver[6]. Ces déclarations font l’objet d’une publication sur le site de la HATVP. Les parts détenues par M. Maire dans le Groupe AXA sont renseignées dans la rubrique consacrée aux participations financières directes détenues dans le capital d’une société à la date de l’élection ou de la nomination. Leur montant est cependant sous-évalué. En effet, à la suite d’une levée de ses stock-options effectuée en 2018, sa participation s’élève à 17 699 actions valorisées à hauteur de 400 000 euros alors que sa dernière déclaration effectuée en janvier 2019 fait état d’un portefeuille de 13 836 actions. Selon la déontologue, « il aurait été souhaitable que le député mentionne cette évolution, lorsqu’il a mis à jour sa déclaration d’intérêts, le 30 janvier 2019 »[7]. Les députés sont en effet tenus de déclarer dans un délai de deux mois, toute modification substantielle, par une déclaration modificative. Le député plaide « l’erreur de manipulation » et s’est engagé à mettre à jour sa déclaration. Reste que tout manquement à cette obligation est susceptible d’être sanctionné pénalement[8]. Quelques mois après à l’affaire Delevoye, cette situation révèle une nouvelle fois la difficulté qu’ont les responsables publics à s’approprier ces outils et la faiblesse du contrôle opéré[9]. Celui-ci est reparti entre le Bureau chargé de détecter les incompatibilités et les situations potentielles de conflits d’intérêts et la HATVP dont le rôle se limite à la détection des omissions substantielles. Aucune des deux autorités ne semble réellement armée pour effectuer le suivi de ces déclarations. Au niveau de l’Assemblée nationale, les critiques sur la situation de M. Maire auraient pu être anticipées. Le choix de la majorité de lui confier une fonction de rapporteur alors que ses liens d’intérêts avec le monde de l’assurance ne manqueraient pas d’être soulevés par l’opposition interroge. Cette erreur stratégique aurait pu être évitée en sollicitant la déontologue préalablement à sa nomination comme rapporteur. La systématisation de cette saisine permettrait de sécuriser la position du rapporteur[10]. Pour l’heure, le règlement de l’Assemblée nationale prévoit seulement que « lorsqu’un député estime que l’exercice d’une fonction au sein de l’Assemblée nationale est susceptible de le placer en situation de conflit d’intérêts, il s’abstient de la solliciter ou de l’accepter »[11]. L’usage de cette faculté est laissé à l’entière discrétion du député. M. Maire n’a pas jugé utile d’en faire usage, ne s’estimant pas en situation de conflit d’intérêts. La déontologue lui donne partiellement raison sur ce point. Son appréciation se limite toutefois aux conflits d’intérêts avérés. Elle ne se prononce pas sur un éventuel conflit d’intérêts « apparent » dont la gestion relève de la responsabilité du député.

 

 

Pas de conflit d’intérêts avéré, selon la déontologue

L’avis de la déontologue a été accueilli par le député comme un soulagement. Et pour cause, il écarte a priori tout conflit d’intérêts. La déontologue souligne que les parts d’AXA détenues par M. Maire « ne [lui] interdisent pas (…) d’exercer les fonctions de rapporteur du titre II, dès lors qu’aucune des dispositions de ce titre ne concerne directement l’épargne-retraite ». La conception du conflit d’intérêts retenue par la déontologue apparaît cependant restrictive. Selon l’article 80-1 du Règlement de l’Assemblée nationale, un conflit d’intérêts est entendu comme, « une situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts privés de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif du mandat ». Cette définition est exigeante. Elle englobe les conflits d’intérêts réels, mais également ceux qui apparaissent évidents aux yeux d’un esprit raisonnable. Dans son avis, la déontologue se limite à la détection des conflits d’intérêts avérés. Elle estime que si la partie du texte pour laquelle le député assure la fonction de rapporteur « ne porte ni sur un système de retraite par capitalisation ni sur les dispositifs d’épargne-retraite », certains articles du projet de loi ordinaire, notamment les articles 13 et 15, « sont susceptibles d’avoir un effet potentiel sans être automatique sur ces dispositifs ». La déontologue constate cependant « qu’au regard des procès-verbaux des discussions en commission [M. Maire] ne s’est pas placé en situation de conflit d’intérêts ». Son appréciation se limite aux interférences réelles que les prises de position du député auraient pu générer. La prévention des conflits d’intérêts « apparents », qui génèrent le soupçon sans toutefois interférer directement avec l’exercice du mandat relève de la seule conscience des députés. Ces derniers disposent à cette fin de divers outils qui visent à faire la transparence sur leurs intérêts et à répondre aux interrogations que peuvent susciter certaines situations. En l’espèce, si la déontologue conclut à l’absence de conflit d’intérêts avéré, elle n’écarte pas toute responsabilité de la part du député qui aurait dû faire preuve d’une plus grande prudence dans la gestion de cette affaire. En l’absence de telles précautions, on peut se féliciter de ce que la transparence ait joué pleinement son rôle d’information et de sensibilisation de l’opinion. Il a fallu que l’opposition, puis la presse fassent état de cette situation pour que le député réagisse. La déontologue regrette que M. Maire n’ait pas utilisé plus tôt les outils dont disposent les députés pour prévenir ce type de situation.

 

 

Des outils de prévention des conflits d’intérêts sous employés

Dans un contexte d’antiparlementarisme latent, la création d’une fonction de déontologue à l’Assemblée nationale en 2011 a constitué un réel progrès en permettant aux députés de disposer des conseils d’une autorité de référence en la matière. Le déontologue a peu à peu trouvé sa place dans le paysage parlementaire. L’augmentation de ses missions et du nombre de saisines en témoigne. L’on peut toutefois regretter que dans les affaires particulièrement délicates comme celle qui nous occupe, la saisine du déontologue intervienne si tardivement pour « éteindre l’incendie » qu’une consultation plus en amont aurait pu prévenir. Ce rôle préventif du déontologue est d’ailleurs inscrit dans la loi. L’article 4 quater de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires dispose que « chaque député […] veille à faire cesser immédiatement ou à prévenir les situations de conflit d’intérêts dans lesquelles il se trouve ou pourrait se trouver, après avoir consulté, le cas échéant, l’organe chargé de la déontologie parlementaire à cette fin ». Cette consultation, dont le but est de prémunir le député contre tout soupçon, n’est pas encore un réflexe pour les députés. Dans l’affaire précitée impliquant le président du Groupe LREM, la déontologue avait été sollicitée en ultime recours après le vote des dispositions de la loi PACTE autorisant la privatisation de la Française des Jeux…

 

Le déontologue n’est pas le seul moyen de prévention que les députés rechignent à utiliser. La loi du 15 septembre 2017 et le Règlement de l’Assemblée nationale ont réintroduit des outils de prévention des conflits d’intérêts qui n’ont pas été utilisés ou l’ont été trop tardivement. La déontologue estime tout d’abord qu’il aurait été souhaitable que M. Maire « fasse preuve de la plus grande transparence possible en signalant oralement ou par écrit, notamment à [son] groupe politique, les intérêts qui sont les [siens] au sein du groupe AXA – et ce non seulement lors des débats en commission, lors desquels [ses] fonctions passées chez AXA ont été évoquées, mais aussi avant même d’accepter les fonctions de rapporteur ». L’article 80-1-1 du Règlement de l’Assemblée nationale prévoit en effet qu’« afin de prévenir tout risque de conflit d’intérêts, un député qui estime devoir faire connaître un intérêt privé effectue une déclaration écrite ou orale de cet intérêt. Cette déclaration est mentionnée au compte rendu et, si elle est orale, n’est pas décomptée du temps de l’intervention ». Dans son rapport d’activité 2019, la déontologue souligne que cette déclaration ad hoc « permet au député d’assumer publiquement l’intérêt qu’il détient à l’égard d’une question traitée dans le cadre des travaux parlementaires »[12]. Elle complète utilement la déclaration écrite en rappelant, lorsque c’est nécessaire, l’existence d’un lien d’intérêt avec la question traitée tout en permettant au député « de se prémunir contre tout soupçon d’avoir cherché à cacher ses intérêts »[13]. M. Maire n’a pas non plus jugé utile de faire usage de cette possibilité de déclaration ad hoc.

 

Un autre mécanisme existe lorsque le lien d’intérêt est particulièrement fort. Il s’agit du déport. L’article 4 quater de l’ordonnance du 17 novembre1958 a imposé aux assemblées de mettre en place un « registre public recensant les cas dans lesquels un parlementaire a estimé devoir ne pas participer aux travaux du parlement, en raison d’une situation de conflit d’intérêts ». À l’Assemblée nationale, les modalités de ce registre sont définies à l’article 80-1-1 du Règlement qui prévoit « que lorsqu’un député estime devoir ne pas participer à certains travaux de l’Assemblée en raison d’une situation de conflit d’intérêts (…), il en informe le Bureau ». Un registre public, tenu sous la responsabilité du Bureau, recense les cas de déport[14]. Le choix de recourir au déport est facultatif et laissé à l’entière discrétion du député, qui en fixe lui-même l’étendue et les modalités[15]. En l’espèce, M. Maire a effectué une déclaration au registre des déports indiquant qu’il ne souhaitait « ni voter ni prendre la parole », si les articles 13, 15 et 65 du projet de loi ordinaire venaient à être discutés et votés, par un vote distinct de l’ensemble du texte, en séance publique. Il s’agit de la seconde déclaration de ce type effectué par un député depuis la mise en place du registre, lequel est consultable en ligne[16]. Comme le souligne la déontologue dans son dernier rapport d’activité, « la déclaration ad hoc comme le déport constituent deux modalités de gestion des conflits d’intérêts offertes aux parlementaires en fonction de l’intensité de l’interférence entre l’intérêt en cause et le sujet traité »[17]. Cette transparence a un effet préventif, mais ne constitue en rien une auto-incrimination. Au contraire, elles évitent au député de subir la pression du doute et du soupçon. Sur ce point la décision prise par le député de se déporter est à saluer même s’il pourrait ne pas avoir à s’appliquer si, avec l’usage de l’article 49 al. 3, les articles concernés ne font plus l’objet d’une discussion et d’un vote à l’Assemblée nationale.

 

Cette séquence montre combien la déontologie devient un argument à part entière dans les débats parlementaires et impose à l’ensemble des acteurs une grande rigueur et une extrême prudence. De nombreux outils tels que le déport et la déclaration orale d’intérêts ont récemment été mis en place pour éviter ce genre de situation. Leur mobilisation, souvent tardive, révèle qu’ils sont encore perçus par de nombreux élus comme une contrainte, alors qu’ils constituent une protection contre le soupçon et la rumeur qui trop souvent à tort nourrissent l’antiparlementarisme. Il ne tient qu’aux parlementaires de les utiliser. Gageons que cette affaire aura au moins le mérite de convaincre certains élus de leur utilité. Car en matière de déontologie, on n’est jamais trop prudent.

 

 

[1] Jean Jacques Urvoas, « un 49-3 comme résultat d’une impatience gouvernementale », JP Blog, 4 mars 2020.

[2] Benjamin Fargeaud et Brice Lacourieux, « Pas de retraite pour l’obstruction, l’examen à l’Assemblée nationale du projet de loi instituant un système universel de retraite », JP Blog, 13 mars 2020

[3] Voir sur cette affaire http://blog.juspoliticum.com/2020/02/28/la-declaration-dinterets-en-a-t-elle-un-par-jean-francois-kerleo/#_ftn1

[4] 1ere séance du 25 février 2020, JO Assemblée nationale, 26 février 2020 p. 1848.

[5] L’avis de la déontologue est consultable à l’adresse suivante https://jacquesmaire.com/wp-content/uploads/2020/02/MAIRE-Jacques-PJL-ordinaire-et-organique-relatifs-au-syste%CC%80me-universel-de-retraite.pdf

[6] Article LO 135-1 du code électoral

[7] Avis de la déontologue précité

[8] L’article LO 135-1 du code électoral punit d’une peine de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende « le fait pour un député d’omettre de déclarer une partie substantielle de son patrimoine ou de ses intérêts ou de fournir une évaluation mensongère de son patrimoine ».

[9] Jean François Kerléo, « les déclarations d’intérêts en ont elle un ? », JP Blog, 28 février 2020.

[10] Jean-François Kerléo, « De quelques implications déontologiques pour la nouvelle Assemblée nationale », Constitutions, 2017, nº 2, p. 306.

[11] Article 80-1-1 du Règlement de l’Assemblée nationale.

[12] Agnès Roblot-Troizier, Un nouvel élan pour la déontologie parlementaire, Rapport public annuel de la déontologue de l’Assemblée nationale, janvier 2019, p. 56.

[13] Ibid.

[14] https://deports.assemblee-nationale.fr/

[15] Décision n° 2017-752 DC du 8 septembre 2017, Loi pour la confiance dans la vie politique, cons. 8.

[16] Jean Francis Kerléo, « Une première application du régime de déport des députés », JP Blog, 19 décembre 2019

[17] Rapport 2019 de la déontologue, précité, p. 57